Iegor GRAN, Spécimen mâle, P.O.L., Paris, 2001 (342 pages).
D'aucuns sont fidèles à un coiffeur, à un fabriquant d'automobiles, voire à un conjoint. On avouera ici son attachement à un genre particulier d'entremetteurs. Professionnel devenu rare, l'éditeur est le passeur qui, aimant l'écrivain et respectant le lecteur, favorise leur rencontre. On le reconnaît à ce qu'il publie des livres et non des produits. Il y a ici notamment Les Herbes rouges, L'instant même et Les Allusifs. À Paris, il y a Paul Otchakovski-Laurens qui anime les éditions P.O.L., chez qui est publié le troisième roman d'Iegor Gran.
Un jour, «entre la journée de la femme et la fête des mères, même pas pleine lune ou jour de paie», vous vous levez, votre petite amie n'est plus là. Partie sans un mot, sans même nourrir le chat, lequel est bien incapable de se servir de l'ouvre-boîte. Troublé, avec un soupçon de remords – une petite crasse sur la conscience sans doute –, vous appelez beau-papa. Celui-ci tout inquiet se demande où sa femme est bien passée. C'est, vous ne le savez pas encore, le Jour de la Catastrophe. Celui où les femmes, toutes, jeunes et vieilles, belles et moches, ont disparu de la surface de la terre.
Il y aura évidemment de vives réactions, de la panique aussi – qui préparera le dîner et s'occupera de la lessive? À titre préventif, quelques boucs émissaires seront sacrifiés. La police enquêtera. En vain. Le temps passera, et il faudra bien gérer la situation. C'est à cela que servent les politiques (inutile désormais de dire hommes). Tout un défi pour les survivants. Car maintenant, l'homme ne se reproduira plus, sauf improbable invention génétique. Alors, il va falloir revoir la grammaire et la bible. Académies et conciles se réuniront. La pornographie sera nationalisée. La mémoire sera organisée. Les juristes, comme toujours, y trouveront leur profit. Ceux qui se souviennent, les vieillissants, n'oseront plus parler du temps d'avant le Jour de la Catastrophe. Et puis, les années passant, les femmes deviendront un mythe, comme dieux et diables, fées et sorcières. Elles sombreront dans l'oubli, au point où les jeunes en viendront à douter de leur existence.
Voilà un bref résumé de ce fabuleux roman, une belle fiction, mais pas de science, non. L'histoire d'une absence qui s'impose aux personnages – un romancier, un fonctionnaire, un inspecteur de police –, où l'on voit que ceux-ci pourront s'adapter ou, au contraire, seront anéantis par l'événement. Le roman se déroule en quatre époques sur une période de trente ans à partir du Jour de la Catastrophe et s'articule en vingt-cinq chapitres portant le nom d'illustres disparues ou héroïnes. Ainsi la Méduse, la Gorgone, Jeanne d'Arc, la Dame de pique, Minnie Mouse et Simone de Beauvoir soulignent, avec beaucoup de drôlerie, le thème et l'action de chaque chapitre.
Il y a de la fable dans cette histoire. Iegor Gran aime bien ces fabuleuses aventures ; d'ailleurs, le héros de son premier roman, Ipso facto, se trouvait, ayant perdu son baccalauréat, confronté à sa non-existence. Il mène l'intrigue d'une prose vive et fine, presque parlée, et pleine de trouvailles : «comme tous les arrivistes, Henri a le menton pointu», «la mort avait la corpulence de la reine Victoria».Et comment résister à un auteur qui, manifestement, aime tant les chats qu'il s'inquiète de leur sort au moins autant que celui des hommes ? Un pur bonheur d'intelligence et d'humour.
« Un persan fait ses griffes dans la gorge. L'employé Martin se lève péniblement dans la solitude verticale. L'évolution nous a bien roulés la gangrène pense-t-il en allumant la cafetière. Évolution mes glandes ! Personne n'a jamais évolué. À peu de choses près nous sommes restés des bactéries. De vilaines bactéries poilues, voilà ce que nous sommes, et l'employé Martin se voit au premier rang de la galerie, en bactérie reine il se considère, il s'applique la mortification avec une passion exquise, une dentelle de masochisme tellement il se sent la tête dans la marinade, sans doute le stress, oui le stress. La dispute d'hier avec Sylvie. »