Je n’oublierai jamais cet après-midi où nous avons presque toujours souri dans une écoute réciproque, douce, familière et revigorante. Car Alban Nikolai Herbst ressemble à l’impression de force qui se dégage de sa prose : la voix est bien timbrée, puissante, la langue allemande parlée correspond exactement, dans sa profondeur fine et légère, à la musique qui lui vient naturellement lorsqu’il écrit. Il faut lire si on le peut par exemple la description follement imaginative qu’il fait de ces jours-ci sur son séjour à Paris. Alors qu’un observateur extérieur pourrait croire qu’il mène une vie tranquille, son esprit distille dans ses textes une cascade d’événements stupéfiants de fantaisie heureuse. Il mêle avec raffinement des éléments vrais avec des aventures débridées qui forcent l’admiration, ce qu’il nomme lui-même : « umerfinden » inventer en modifiant. Son blog est ainsi un lieu irremplaçable où l’on s’égare avec volupté dans les considérations les plus variées.
Le jour gris et pluvieux de ce juin frissonnant devient dans sa voix, sous sa plume, derrière son regard à l’affût des moindres accents, une sorte de fête magique où les mots dansent et rêvent loin puis retombent dans un silence pacifié. Être alors à ses côtés devient une forme de récompense : toutes ces heures passées à le traduire dans la quiétude laborieuse de mon impasse se font soudain réelles, bouquets d’inventions qui m’avaient enchanté et que je vois confirmées par ses gestes éloquents et ses approbations chargées d’évidences limpides. Ce que j’avais parfois traduit du bout du crayon, hésitant, texte nimbé d’une légère brume, est déchiré comme on le fait d’un rideau ; sous la force de ses propos la brume se lève et je songe que j’avais raison et son sourire m’approuve.
Il flotte entre un auteur et son traducteur une lumineuse correspondance : il sait que je suis sans doute son meilleur lecteur – et par boutade je lui confie que je l’ai entendu parfois bien mieux que lui-même, voulant souligner le fait que son écriture propre lui est trop naturelle pour lui être aussi proche qu’à moi-même. Je n’y crois pas tout à fait mais qu’importe, je sais qu’il sait ce que je veux dire.
Reste quelque part dans ce ciel gris de juin une musique commune, un pas, un rythme qui nous tient ensemble. Nos dissemblances de tempérament nous servent, elles nous obligent à forcer doucement la porte du sens, à remonter sans brusqueries nos propres musiques afin qu’elles se retrouvent, comme si la Seine et le Rhin se mêlaient de loin dans les eaux salées à la fois semblables et dissemblables, entre Manche et Mer du Nord.
« Toi c’est toi et moi c’est moi » devient une formule usée au regard de cet échange de langues rendu possible par cette improbable complicité qu’on appelle la traduction.