Ou le charme discret de l'eugénisme
J'ai lu, 1990
The gate to women's country, 1988
L'action se situe quelques centaines d'années après une guerre mondiale (le "cataclysme") qui a décimé l'humanité et rendu une bonne partie de la planète inhabitable.
La civilisation, pourtant, semble reprendre peu à peu ses droits à travers un groupement de cités en expansion, la Fédération.
La Fédération possède la particularité d'obéir à un régime matriarcal ou, tout au moins, fortement dominé par les femmes. La plupart des hommes adultes vivent isolés des femmes, dans des garnisons. Ce sont les guerriers, préposés à la défense de la cité. Ils ne fréquentent les femmes qu'à l'occasion de fêtes : il faut bien, tout de même, perpétuer l'espèce ! Les jeunes enfants mâles sont envoyés dans les garnisons pour y recevoir une éducation de futurs braves.
Aux femmes, les activités manuelles, mais aussi intellectuelles et artistiques : elles sont les détentrices du savoir, les vraies maîtresses de la Fédération.
Des exceptions, cependant. En effet, les jeunes hommes, au terme de leur apprentissage militaire, ont le choix entre devenir soldat, comme leur commande l'honneur, ou bien retourner dans la cité des femmes (en ffanchissant "la porte des femmes") pour mener une vie de serviteur. On se doute bien que ces "dissidents" sont mal vus par leurs camarades. Certaines femmes les méprisent (l'une d'elles, Myra, occupe une place centrale dans le roman), mais c'est l'exception, et la grande majorité d'entre elles sont ravies de voir tel frère ou tel fils échapper aux risques souvent mortels du métier des armes. En général, les "dissidents" en question préfèrent s'installer dans une autre cité que celle de leur naissance, pour des raisons évidentes. Curieusement, leur nombre semble aller en augmentant d'année en année.
Des groupes de nomades, sortes de bohémiens qui se déplacent de ville en ville, pratiquent le métier de saltimbanques mais aussi, parfois, celui mon reluisant de proxénètes, les braves des garnisons n'ayant pas toujours la patience d'attendre les fêtes officielles pour satisfaire leur libido…
Survivent aussi quelques tribus de bergers superstitieux, au système social patriarcal primitif et brutal. Les femmes y sont plus maltraitées que le bétail. Stavia, une feune femme des cités tombée entre lers mains, en fera la triste expérience.
Il est clair que les sympathies de Sheri S. tepper vont à la Fédération. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire sa description de la communauté des bergers, qui transforment leurs femmes en esclaves abjectes. L'auteur en fait d'ailleurs un peu trop : on sait bien que le statut de la femme dans les sociétés primitives n'est en général guère brillant et n'a d'ailleurs pas à être défendu, mais il s'explique certainement par d'autres raisons que la cruauté pure de la gent masculine. Les hommes de la tribu des bergers sont présentés comme une bande de demeurés et de sadiques, dont le plus grand plaisir consiste à violer et à torturer les femmes. Cela semble un peu rapide et caricatural. Dans son désir de vouloir démontrer, Sheri S. Tepper commet parfois quelques menues invraisemblances. Un exemple : lasse d'être battue, la femme du patriarche des bergers se suiicde et laisse… une lettre, pour expliquer son geste ! Dans le type de société que décrit Sheri S. Tepper, voilà qui est pour le moins saugrenu. On est même surpris d'apprendre que cette bande de sauvages connaît l'usage de l'écriture et du papier !
Mais on pourrait excuser l'auteur pour ces quelques exagérations qui partent d'un bon sentiment. Ce qui est plus troublant, c'est la véritable nature de la société des cités de femmes, qui devient évidente à la fin du roman : celle d'une société eugéniste (le terme est employé par Sheri S. Tepper elle-même).
On avait déjà compris que le rôle de guerrier alloué aux hommes avaitquelque chose de louche. Les soi-disant guerres entre cités ne sont organisées qie pour servir au caractère belliqueux des hommes et ne répondent pas à une véritable nécessité. En fait, plus elles font de victimes (chez les hommes), et mieux ça va : on se débarrasse ainsi des trublions indésirables. Mieux encore : les guerriers ne sont pas les pères des enfants qui naissent dans les cités ! Les vrais pères sont… les "dissidents" ! Il s'agit ainsi de pratiquer une sélection sévère des pères, dans l'espoir d'améliorer l'espèce. Pas question de renouveler les erreurs des socétés "précataclysmiques", avec des hommes agressifs et irresponsables à leur tête, qui ont manquer de mener le monde à sa perte.
Voilà qui peut sembler logique : les éléments les plus indésirables sont éliminés par la guerre et privés de descendance. Seuls les "bons" mâles sont utilisés comme étalons, et un même dissident peut féconder plusieurs femmes de la cité, s'il est de qualité. (Vous pouvez perdre ce sourire égrillard : il s'agit le plus souvent d'insémination artficielle. Et toc !)
Doit-on en conclure que Sheri S. tepper pense que la sociabilité (car c'est bien de cela qu'il s'agit) se transmet de façon héréditaire ? J'en ai bien peur. Il faut se rendre à l'évidence : si le roman de Sheri S. Tepper ne décrit pas une utopie en tant que telle, il traite cependant de la recherche de l'état utopique. Mais par des moyens dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils sont douteux, à la fois sur les plans éthique et scientifique. On rétorquera que ce sont les personnages de Sheri S. Tepper qui tiennent ce discours, et non la romancière elle-même. Le problème est que, dans Un Monde de femmes, on n'a guère l'impression que cette dernière prend beaucoup de dstance vis-à-vis des théories eugénistes soutenues par certains de ses personnages. J'espère me tromper (1).
Dans le cas contraire, il ne reste plus qu'à recommander vivement à Sheri S. Tepper la lecture de l'excellent article de Benoît Massin, De l'eugénisme à l'"Opération euthanasie" : 1890-1945 (2). De quoi faire réfléchir le plus (ou la plus) forcené (ou forenée) des utopistes eugénistes…
Joseph Altairac
(1) Ce n'est pas uniquement sur l'hérédité que Sheri S. Tepper tient des discours ambigus. témoin ce passage plutôt inquiétant sur l'homosexualité : "À l'ère précataclysmique, déjà, on savait que le "syndrome de l'inversion" était dû à un déséquilibre hormonal pendant la grossesse. Sur ce point, la médecine avait réalisé des progrès. Depuis longtemps, on était capable de dépister l'anomalie avant la naissance et de rétablir un taux d'hormones satisfaisant. En conséquence, sur tout le territoire de la Fédération, les homosexuels, hommes ou femmes, se comptaient sur les doigts de la main. Si Visnas avait réellement voulu attenter à la vertu d'un jeune garçon, il avairt agi sous l'emprise du vice ou de la brutalité [sic !], et non pour assouvir quelques pulsions libidinales qui auraient pu lui valoir des circonstances atténuantes." (p. 118) Encore une fois, ce n'est pas directement l'auteur qui parle, mais tout de même, on est en droit de s'interroger.
(2) Dans La Recherche n° 227, décembre 1990.
NLM n° 19, avril 1991