Humanitaire guerre evolutions et enjeux de Béatrice Pouligny

Publié le 19 juin 2010 par Ordresaintandredecaffa

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L’humanitaire non gouvernemental face à la guerre :

Evolutions et enjeux

Béatrice Pouligny

Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI – Sciences Po.)

Depuis une quinzaine d’années, l’humanitaire non-gouvernemental d’urgence s’est

installé au centre des débats sur la guerre et les réponses qui y sont apportées. Cette contribution

propose d’analyser la façon dont, durant cette période, la pratique et la réflexion de ceux que l’on

appelle couramment les “urgentistes” – par opposition aux organisations non gouvernementales

(ONG) engagées dans une logique d’aide au développement, à plus long terme1 – a contribué à

transformer l’appréhension de la conflictualité contemporaine. L’humanitaire d’urgence couvre

des activités précises menées en contexte de guerre mais aussi lors de catastrophes naturelles :

aide alimentaire et programmes de nutrition pour les groupes les plus fragiles, fourniture d’eau,

hébergement de fortune, aide médicale. Si la vision de ce que recouvre l’humanitaire est

globalement partagée par tous les intervenants,2 les pratiques varient sensiblement, d’une

organisation à l’autre. Certaines associations poursuivent, en parallèle, des activités relevant du

plus long terme3 ou d’un travail d’information et de lobbying, axé notamment sur les questions de

droits de l’Homme,4

autant de domaines sur lesquels elles côtoient d’autres associations dont les

1 Une distinction à laquelle tiennent les intéressés eux-mêmes, comme en ont témoigné des conférences

internationales récentes sur l’articulation entre aide d’urgence – réhabilitation – coopération au développement.

Ceci tend à être renforcé par la pratique des bailleurs de fonds dans l’étiquetage et la gestion de financements

spécifiques selon la nature de l’action. Voir notamment l’analyse de Johanna SIMEANT & CAHIER, “‘Urgence’

et ‘développement’, ‘professionnalisation’ et ‘militantisme’… Sur quelques catégories de l’entendement

humanitaire”, In CAHIER, Pour une sociologie politique de l’humanitaire international. Eléments, La Rochelle,

mars 2000, notamment pp. 186-194.

2 Voir Philippe RYFMAN, La Question Humanitaire. Histoire, problématiques, acteurs et enjeux de l’aide

humanitaire internationale, Paris : Ellipses, 1999 et le dossier qu’il a coordonné pour la revue

CEMOTI, n° 29,

janvier – juin 2000.

3 A l’instar d’organisations comme Oxfam et CARE International.

4 Sur ces formes spécifiques d’interventions non-gouvernementales en contexte de guerre, je renvoie à mes autres

travaux, en particulier : “Multidimensional UN Peacekeeping Missions, INGOS, NGOS, and Promoting the Rule

of Law: Exploring The Intersection of International and Local Norms in Different Post-War Contexts”, Human

Rights Review (à paraître, printemps 2001). Une version préliminaire de ce texte a été présentée à la 41

e

convention annuelle de l’International Studies Association (ISA), Los Angeles, mars 2000). Ce texte peut être

consulté sur http://www.ceri-sciences-po.org/cherlist/pouligny.htm.

2

fonctions, sur le terrain, peuvent se chevaucher. Une analyse axée principalement sur

l’humanitaire d’urgence ne saurait donc épuiser la question du rôle des ONG dans les guerres et

encore moins celle du rôle des acteurs non-étatiques dans leur ensemble ; du reste, j’aurai à

souligner l’existence d’interactions concrètes entre ces différentes catégories d’acteurs. Toutefois,

l’humanitaire d’urgence pose, au regard de la problématique de la guerre, des enjeux spécifiques

tenant à la fois à ses modalités et principes d’action, en profonde mutation.

Avec quelques 10 milliards de dollars dépensés en moyenne par an,1 l’aide humanitaire

d’urgence constitue l’un des rares secteurs dans le domaine de l’aide internationale qui ait connu

une expansion aussi forte : les chiffres ont été multipliés par six en une décennie. Stabilisée en

1994, la progression de l’aide d’urgence a repris ces trois dernières années, à l’occasion de

grandes opérations comme celle du Kosovo. Cette croissance est particulièrement forte du côté de

l’Union européenne : le programme ECHO (European Community Humanitarian Office) est

devenu le premier bailleur de fonds à l’échelle mondiale.2 Or, elle a surtout concerné le secteurnon gouvernemental par lequel passe désormais la majorité de l’aide humanitaire d’urgence.3 Audelà

des fonds privés qu’elles mobilisent, les organisations non gouvernementales (ONG)

canalisent une part croissante des financements publics, d’origine bilatérale ou multilatérale. La

part des ONG dans la distribution de l’aide alimentaire a ainsi plus que doublé en dix ans.4 Alors

qu’il y a 25 ans, les financements publics étaient fortement minoritaires dans les ONG

humanitaires (moins de 5 %), ils dépassent aujourd’hui, en moyenne, les 50 %. Si les plus grosses

ONG comme Médecins du Monde et Médecins sans Frontières parviennent à maintenir un réseau

important de financements privés, d’autres dépendent parfois en quasi totalité de fonds publics.5

1 Cette estimation est partagée par la plupart des analystes. Il faut noter qu’il s’agit d’un secteur dans lequel les

données chiffrées ne sont pas homogènes, notamment parce que les bailleurs de fonds comptabilisent des données

en partie différentes. Ainsi, une partie des opérations militaires américaines sont comptabilisées au titre de l’aide

humanitaire. Inversement, l’aide alimentaire est généralement comptabilisée sous d’autres rubriques.

Généralement, on estime que les montants avancés sont sous-estimés. cf. notamment Mark DUFFIELD, “NGO

Relief in War Zones : Towards an Analysis of the New Aid Paradigm”, In Thomas G. WEISS (ed.), Beyond UN Subcontracting. Task-Sharing with Regional Security Arrangements and Service Providing NGOs, Basingstoke :

Macmillan, 1998, p. 154.

2 Ce programme a été créé en 1992 et a remplacé l’unité d’aide d’urgence de la DG VIII au sein de la Commission.

3 Depuis 1992, le programme ECHO a attribué aux ONG entre 45 et 70 % de ses financements au titre de l’aide

d’urgence. La proportion semble s’être stabilisée autour des deux tiers au cours des dernières années.

4 Source : Programme alimentaire mondial (PAM / Nations Unies).

5 Même si, par des artifices comptables, certaines organisations essaient, dans leurs rapports d’activités, d’abaisser artificiellement le taux sous cette barre symbolique : les grandes opérations humanitaires, financées

essentiellement sur fonds publics, bilatéraux ou multilatéraux, peuvent faire l’objet de

3

Cette explosion du marché de l’humanitaire s’est accompagnée de modifications non

négligeables dans la sociologie de ses acteurs. Elle a vu l’apparition de nouvelles organisations et

leur croissance très rapide mais aussi des faillites retentissantes.1 Elle s’est accompagnée

également d’une professionnalisation croissante des métiers de l’humanitaire. Sur le terrain, des

évolutions tout aussi sensibles se sont opérées dans les modalités d’opération de ces

organisations. Jusqu’au début des années 80, le Comité international de la Croix Rouge (CICR),

créé en 1863, était la principale organisation présente sur le terrain pour apporter une aide

humanitaire en temps de guerre, aux côtés des premières générations de “sans frontières”. Une

aide humanitaire importante était fournie mais essentiellement dans les camps de réfugiés

installés aux frontières,2 beaucoup moins sur le terrain des guerres elles-mêmes. Ce qui se passait

dans ces camps préfigurait ce que l’on a observé de façon beaucoup plus systématique au cours

des dernières années, notamment dans la région des Grands Lacs. Les camps de réfugiés

pouvaient constituer déjà ces “sanctuaires humanitaires”3 que l’on évoque couramment

aujourd’hui, servant de base de mobilisation politique et de recrutement de combattants, de

ressource économique voire de caches d’armes, contribuant ainsi à la perpétuation des conflits.

La tendance s’est toutefois renforcée avec des camps de réfugiés qui se déplacent et alors que le

nombre des déplacés internes ne fait que croître.4 Ceci a largement contribué à transformer les

modalités de l’assistance humanitaire. Désormais, celle-ci n’est plus seulement distribuée dans

des camps de réfugiés installés dans des pays frontaliers mais acheminée à l’intérieur des pays,

dans les zones de combat ou à proximité immédiate, y compris par le biais de “corridors

humanitaires”, nouvelle modalité officiellement homologuée. En d’autres termes, l’aide est

désormais placée au coeur même du conflit, dans les multiples espaces et réseaux qui s’y tissent,

bilans comptables séparés des comptes de l’organisation et se voir imputer certains

frais généraux.

1 Ainsi, à l’été 1998, l’ONG lyonnaise Equilibre a dû fermer boutique pour avoir engagé des dépenses à Sarajevo

sur des promesses de Bruxelles. Au-delà, la clarté des comptes de l’organisation et les méthodes de sa direction ont

été fortement mises en cause.

2 Comme dans les camps à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande, l’Afghanistan et le Pakistan ou le

Nicaragua et l’Honduras.

3 Selon l’expression de Jean-Christophe RUFIN, Le piège humanitaire, Paris : Jean-Claude Lattès, 1986 (rééd.

Hachette-Pluriel, 1993).

4 Le nombre de réfugiés a été relativement stable de 1968 à 1982. Il a, en revanche, considérablement augmenté au

début de la décennie 1990 (17 millions en 1991, 27,4 en 1995, selon le Haut Commissariat aux Réfugiés). Cette

évolution reflète toutefois avant tout une augmentation très sensible du nombre de déplacés internes qui n’étaient

pas pris en compte dans la définition classique du HCR. En 2000, le nombre de personnes déplacées dans le monde

représentait un peu plus du double de celui des réfugiés (30 millions contre 12 millions selon le HCR).

4

rendant largement obsolètes les catégories d’analyse traditionnelles (notamment lorsqu’elles

cherchent à distinguer l’interne de l’externe). Ainsi, au-delà de l’augmentation relative de l’aide

elle-même, ce sont ses modalités qui ont partiellement évolué et qui doivent être interrogées.

L’évolution quantitative de l’humanitaire, dans les proportions que nous avons indiquées,

est contemporaine de la fin de la bipolarité. Elle manifeste tout à la fois le constat que la guerre

n’a pas disparu avec la fin de l’ordre bipolaire et l’espoir que la cause des droits de l’Homme et

de la démocratie fasse reculer certaines pratiques contre l’humanité. En ce sens, l’humanitaire est

porteur d’une charge idéologique et morale forte. Toutefois, on ne doit pas oublier que, comme

tel, le registre humanitaire n’est pas nouveau dans la panoplie diplomatique.1 Les pratiques

d’ingérence sont elles-mêmes anciennes. L’argument humanitaire, de plus en plus fréquemment

avancé pour les justifier, a déjà été utilisé dans le passé.2 Les pratiques observées du temps de la

bipolarité se trouvent souvent moins démenties et bouleversées aujourd’hui que redéployées,

justifiées sous des formes partiellement nouvelles. Ce sont ces formes qu’il convient d’interroger

à travers la vague des interventions humanitaires inaugurée au début des années 90 et le rôle

croissant qu’y ont joué les ONG. L’une des premières opérations post-guerre froide fut

l’Opération Lifeline Sudan (OLS) en 1989. Elle a été suivie de variantes en Angola (1990) et en

Ethiopie (1990), et surtout par les opérations au Kurdistan irakien (1991) puis en Somalie (1992-

1995), en Bosnie (1992) et au Rwanda (1994) qui, bien avant le Kosovo, ont marqué un tournant

pour les ONG d’aide humanitaire en associant la délivrance de l’aide à une présence militaire

destinée à en assurer la sécurité, mais aussi pour les militaires, en subordonnant la fonction de

maintien de la paix à un objectif humanitaire.

En observant l’évolution de l’humanitaire non-gouvernemental au cours des quinze

dernières années, on retrouve un certain nombre des contradictions posées par la façon dont la

guerre et la paix sont aujourd’hui comprises. J’analyserai tout d’abord les influences que

l’approche humanitaire a eu sur les lectures qui sont faites des conflits, contribuant à mettre à jour

des logiques, des acteurs, des jeux politiques, sociaux et économiques que les approches

1 Pour une analyse de l’idéologie de l’humanitaire à travers l’histoire, voir Pierre de SENARCLENS, L’humanitaire

en catastrophe, Paris : Presses de Sciences Po., 1999 (Col. La bibliothèque du citoyen).

2 Au XIXe siècle, des expéditions militaires furent menées au nom de l’humanitaire et justifiées comme telles (cf.

notamment la position d’un juriste français, Antoine ROUGIER, “La théorie de l’intervention d’humanité”, Revuegénérale de droit international public

, 1910, pp. 469-471). Plus récemment, on peut penser aux interventions

indienne à l’est du Pakistan en 1971, vietnamienne dans le Cambodge de Pol Pot et tanzanienne dans l’Ouganda

d’Amin Dada en 1979.

5

classiques tendaient à occulter. La pratique des organisations concernées et les débats qui ne

cessent d’agiter ce secteur témoignent également de la place toute spécifique qu’elles occupent

tant sur le terrain des conflits que sur la scène internationale, mettant ainsi à jour des mutations

dans les articulations entre les dynamiques des conflits et celles qui traversent le système

international dans son ensemble.

DES INFLUENCES CONTRADICTOIRES

DES LECTURES HUMANITAIRES DES CONFLITS

S’il est un domaine dans lequel la fin de la bipolarité a marqué une césure, c’est bien celui

de l’analyse, en particulier dans le champ très fermé des études sur la sécurité internationale. Ne

pouvant plus être interprétés à travers le prisme de la confrontation est-ouest, les conflits ont

tendu trop souvent à être marqués du saut de l’irrationalité, selon cette fâcheuse habitude qui

voudrait que ce que nos grilles d’analyse ne peuvent pas (plus) expliquer n’existerait pas ou serait

inexplicable.1 Dans ce contexte, la thématique de la “barbarie” (avec des formulations variables)est revenue en force,2 sous l’effet notamment de la montée en puissance de celle des droits de

l’Homme. Ceci n’est pas étranger à la tendance croissante à appréhender les conflits d’abord sous

l’angle de leurs implications humanitaires. Or, sur le terrain, les ONG sont parmi les premières à

la fois à promouvoir cette approche spécifique de la réalité conflictuelle et à en constater les

limites. Très rapidement imbriquées dans la réalité locale, les ONG sont, en effet, les témoins des

articulations diverses qui se tissent entre acteurs et enjeux des conflits, montrant les limites d’une

approche victimaire. Elles se heurtent également très rapidement aux limites d’une approche

urgentiste qui feindrait d’oublier qu’elle se trouve, d’emblée, impliquée beaucoup plus loin et

longtemps dans l’espace socio-politique local.

1 Je renvoie également, dans ce volume, à l’analyse de Stathis KALYVAS sur la distinction supposée entre

“nouvelles” et “anciennes” guerres civiles.

2 Entre autres travaux révélateurs de cette approche, on peut citer Jane DAVIS (ed.), Security Issues in the Post-ColdWar World, Brookfield : Edward Elgar, 1996 ; Jean-Claude RUFIN, L’empire et les nouveaux barbares, Paris :

Jean-Claude Lattès, 1991 ; un volume issu d’un colloque organisé en 1994 par l’United States Institute of Peace

Press : Chester A. CROCKER, Fen Osler HAMPSON, Pamela AALL (eds), Managing Global Chaos. Sourcesand Responses to International Conflict

, Washington DC : US Institute of Peace Press. Pour une critique de ces

discours, on pourra notamment se reporter aux travaux de Didier BIGO dont le numéro qu’il a dirigé : Cultures etConflits

, nº 19-20, “Troubler et inquiéter. Les discours du désordre international”, L’Harmattan, juin 1996.

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Le registre humanitaire mis en échec par la réalité sociologique : les limites de l’approche

victimaire

Aujourd’hui, les intervenants, quels qu’ils soient, se retrouvent dans des situations où les

catégories habituelles (du type civils / militaires) ne font plus grand sens. La logique humanitaire

ne permet pas de résoudre ce problème lorsque, comme au Sierra Leone ou dans certaines zones

de la République démocratique du Congo, les soldats peuvent être des enfants et les camps de

réfugiés des bases de repli pour des mouvements armés. Quant aux populations qu’elle voudrait

réduire au statut de “victimes” passives ou neutres, elles s’affirment, au moins partiellement,

comme des acteurs authentiques et continuent à faire des choix politiques, à signaler des

préférences, à prendre des engagements, à s’organiser. La distinction entre qui serait “civil” et ce

qui ne le serait pas, base du droit humanitaire et du droit de la guerre, est remise en cause sur tous

les terrains des guerres.1

La Somalie a également montré combien les acteurs locaux pouvaient changer de

casquette rapidement, aujourd’hui “seigneur de guerre”, demain notable local, commerçant ou

autorité religieuse, représentant de la “société civile”. A Kismayo, par exemple, lorsque les

travailleurs humanitaires ont cherché à impliquer les commerçants ou des leaders religieux,

perçus comme une alternative aux principaux groupes armés, ils se sont retrouvés face à des

individus reliés à ces groupes par des alliances mouvantes, lorsqu’il ne s’agissait pas purement et

simplement des mêmes personnes.2 Par ailleurs, comme dans beaucoup d’autres conflits, ils ont

été confrontés à des groupes de “bandits à temps partiel”, souvent composés de jeunes

combattants, qui se joignaient momentanément à tel ou tel mouvement pour participer à des

opérations militaires mais dont le degré de contrôle était variable.

Ce sont des difficultés très similaires qu’ont rencontré les ONG humanitaires pendant le

conflit en Bosnie-Herzégovine. Outre les armées constituées, elles devaient, en effet, négocier

avec, d’une part, des milices politico-mafieuses, associant le plus souvent militants extrémistes,

minoritaires et membres de la criminalité organisée ; d’autre part, des milices locales, intégrées

1 Cette situation appelle une révision en profondeur du droit humanitaire international qui suppose un aggiornamento

auquel ne semblent pas encore préparés les juristes. Voir les réunions qui se succèdent à ce sujet, en particulier

celle organisée par l’International Peace Academy & la Carnegie Corporation of New York, Civilians in War. 100

Years After the Hague Peace Conference, New York, 23-24 septembre 1999.

2 L’analyse de Mark BRADBURY sur la situation à Kismayo, s’appuyant notamment sur des témoignages de

travailleurs humanitaires et de responsables du PAM sur place, est très éclairante. cf. Mark BRADBURY, The

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par la suite aux armées.1 La fluidité des rapports entre ces trois groupes semble être restée très

grande tout au long du conflit. Les retournements d’alliances tout comme les rivalités et scissions

traversant chacun des camps ont été le plus souvent fonction de considérations très localisées.

Ainsi, les allégeances étaient souvent de nature essentiellement individuelle, d’autant plus

difficiles à évaluer qu’elles ont changé de nombreuses fois durant ce conflit. Cela a eu des

implications très concrètes pour les travailleurs humanitaires et les casques bleus chargés de

protéger la délivrance de l’aide : négocier avec les chefs militaires des trois principaux groupes

armés était insuffisant lorsqu’il s’agissait, par exemple d’organiser le transit de convois

humanitaires. Un commandant local pouvait autoriser le passage mais, à un barrage suivant, un

autre commandant, appartenant pourtant à la même armée, pouvait adopter une position contraire.

Cette réalité est une constante, sur tous les terrains de guerre sur lesquels les humanitaires

ont à intervenir. Les camps mis sur pied par les organisations humanitaires au Zaïre, en 1994, au

lendemain du génocide au Rwanda, en ont fourni une illustration exacerbée. Leur expérience a

incontestablement contribué à ce qu’elle soit mieux appréhendée mais, paradoxalement, jusqu’à

aujourd’hui, elle n’a pas permis de re-conceptualiser la problématique de l’aide qui reste

largement commandée par l’image de la victime civile passive et déconnectée de toute réalité

socio-politique. Pourtant, sur le terrain, les travailleurs humanitaires n’ont pas seulement dû se

rendre à l’évidence que les populations qu’ils prétendaient aider ne constituaient pas des groupes

informes et homogènes. Ils ont aussi dû, peu à peu, prendre en compte les stratégies que ces

acteurs déployaient autour de la ressource économique représentée par l’aide apportée.

L’aide humanitaire comme ressource économique dans les guerres ? Une lecture de la guerre

à l’aune de l’économie politique

L’importance relative de l’aide comme ressource économique varie bien évidemment

d’une situation à l’autre. Elle est fonction de l’implication des bailleurs de fonds et du volume de

l’aide mais aussi de l’économie du pays dans lequel elle se déploie et de la nature de la crise.

Dans certains pays comme au Liberia, en Angola, en République démocratique du Congo, les

Somali Conflict : Prospects for Peace, Oxfam Research Paper nº 4, Oxford, 1994, p. 59.

1 Certaines sources ont dénombré dix-sept factions en Bosnie, en 1992 ; par la suite, certaines factions ont disparu ou

été incorporées dans une des parties dominantes. cf. Barbara EKWALL-UBEBELHART, Andrei RAEVSKY,

Managing Arms in Peace Processes : Croatia and Bosnia-Herzegovina, Genève : UNIDIR, Disarmament and

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firmes privées sont bien plus directement sollicitées par les acteurs des conflits tant l’exploitation

des ressources naturelles représente des enjeux incomparablement plus importants que ceux de

l’aide humanitaire.1 Par ailleurs, l’aide est une ressource d’autant plus importante qu’elle se

déploie dans des situations de pénurie ou d’enclavement. Dans ce cadre, le contrôle de l’accès

aux villes, des ports et aéroports, est essentiel pour la taxation (imposition de droits de passage) et

le contrôle de l’arrivée de l’aide puis son écoulement.

L’aide est l’objet de différentes formes de prédation allant du détournement pur et simple

au pillage, en passant par le racket de la protection, une forme de prédation que les ONG

humanitaires subissent au même titre que les populations civiles, premières victimes de ces

pratiques. En Somalie, c’est bien cette escalade entre protection et attaques par des groupes armés

qui avait, du reste, suscité l’opération militaire.2 La ponction plus ou moins importante opérée sur

l’aide permet aux belligérants de dégager des ressources économiques importantes pour entretenir

leur effort de guerre.3 Une partie de l’aide est également redistribuée, permettant aux différents

groupes de proposer des services aux populations qu’ils contrôlent et de distribuer des emplois, se

substituant ainsi à des services publics inexistants. Il ne faut pas oublier également que les

approvisionnements des troupes en vivres, vêtements voire armes, dépendent parfois en partie des

convois humanitaires dans lesquels sont infiltrés d’autres transports. Le contrôle des

détournements peut être directement le fait des groupes armés contrôlant les points névralgiques

ou de réseaux commerçants dont les connexions avec les réseaux politico-militaires ne sont pas

toujours aisément déchiffrables. Par ailleurs, quand elles le peuvent, les ONG humanitaires

passent par des organisations humanitaires locales qui leur servent de relais, poursuivant ainsi

une logique non gouvernementale censée contourner en partie les logiques mafieuses. Là encore,

les connexions avec les mouvements armés sont variables. Souvent, ceux-ci ont leurs propres

branches humanitaires qui tentent de contrôler la distribution de l’aide (comme ce fut le cas en

Bosnie et l’est au sud-Soudan ou au Sri Lanka). Mais, à leurs côtés, apparaissent également des

organisations locales, créées par d’anciens fonctionnaires, des membres de la classe moyenne ou

Conflict Resolution Project, 1996, p. 10.

1 Les logiques de tractation et, surtout, de redéploiement des fonctions de l’Etat dans le champ du privé sont toutefois

similaires.

2 cf. Ioan Myrddin LEWIS, Making History in Somalia : Humanitarian Intervention in a Stateless Society, London :

LSE / Centre for the Study of Global Governance, 1995, p. 8 ; Roland MARCHAL, “La militarisation de

l’humanitaire : l’exemple somalien”, Cultures et conflits

, nº 11, automne 1993, pp. 77-92.

3 En Bosnie, entre 1992 et 1994, 30 à 50 % de l’aide humanitaire aurait été détournée par les différentes forces

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des acteurs religieux qui peuvent tenter de se poser en alternative aux mouvements armés, face

aux ONG étrangères.

Tout autant que le contrôle et le détournement de l’aide humanitaire sont concernés les

trafics pour l’approvisionnement en essence, véhicules et matériels divers nécessaires à la

distribution de l’aide. Dans certains cas, comme en Bosnie, les trafics sur l’essence sont partagés,

pour l’essentiel, entre les différents groupes armés, selon des logiques de partage de la rente très

classiques.1 Par ailleurs, les besoins de distribution peuvent donner lieu à des contrats locaux, en

particulier pour le transport de marchandises, dont la captation peut être aussi bien le fait de petits

entrepreneurs, de profiteurs en tout genre comme de mafias organisées. Même s’ils représentent

des intérêts économiques beaucoup moins substantiels que l’aide humanitaire elle-même, ces

bénéfices ne sont pas négligeables et montrent combien des acteurs divers participent de ces

logiques. Généralement, ces pratiques pré-existent à l’arrivée d’une aide humanitaire d’urgence,

dans des pays où la culture de l’aide et de l’extorsion a souvent déjà une longue histoire. Le

temps de la guerre ne constitue pas, en ce sens, une rupture totale, même s’il peut donner lieu au

redéploiement de pratiques anciennes et à des transformations dans l’organisation sociale et

économique du pays.2

Les humanitaires ont beaucoup contribué à mettre en lumière ces effets de l’aide sur le

terrain des guerres avec la constitution de ce que certains n’ont pas hésité à qualifier de véritables

“économies de guerre”.3 Toutefois, il est probable que l’impact de l’aide humanitaire sur les

dynamiques des conflits ait, dans bien des cas, été exagéré. En outre, on commence à mesurer les

effets pervers d’une approche des enjeux économiques des conflits qui resterait déconnectée de

leurs dimensions sociales et politiques.1 L’analyse courante qui est faite aujourd’hui, en

particulier aux Etats-Unis, d’un certain nombre de conflits en Afrique, est significative de cette

armées. cf. Xavier BOUGAREL, Bosnie, anatomie d'un conflit

, Paris : La Découverte, 1996, pp. 125 et suiv.

1 cf. Nebojsa VUKADINOVIC, “La reconstruction de la Bosnie-Herzégovine. Aide internationale et acteurs locaux”,

Les études du CERI, n° 21, décembre 1996, p. 41. cf. également Xavier BOUGAREL, “L’économie du conflit bosniaque : entre prédation et production”, In François JEAN, Jean-Christophe RUFIN (dir.), Économie des

guerres civiles, Paris : Hachette, 1996, pp. 233-68.

2 Je renvoie à l’analyse de Klaus SCHLICHTE, “State Formation and the Economy of Intra-State Wars” (manuscrit

non publié).

3 Les travaux de François Jean ont été particulièrement remarqués sur ce sujet ; voir notamment son analyse dans“Aide humanitaire et économie de guerre”, In F. JEAN, J.-C. RUFIN (dir.), Economie des guerres civiles,

Fondation pour les Etudes de Défense, Hachette-Pluriel, 1996.

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dérive. Sur ce point également l’approche “urgentiste” est ambivalente. Les ONG humanitaires

sont les premières à avoir poussé à l’accroissement des moyens donnés aux dispositifs d’urgence.

Mais elles mesurent également les risques d’une telle approche. Ils sont essentiellement de deux

ordres. D’une part, l’engagement massif des bailleurs de fonds sur les dispositifs d’urgence est

souvent sans lendemain, ceux-ci se montrant incomparablement plus réservés dès qu’il s’agit de

dégager des financements de plus long terme et d’investir dans la phase de reconstruction postconflit.

2 L’augmentation sensible de l’aide d’urgence dans une aide publique globalement en

nette décrue depuis la fin des années 1980 est, à cet égard, préoccupante. D’autre part, les

partisans de l’ingérence humanitaire savent bien que celle-ci ne suffit pas et que l’absence de

stratégie de nombre d’organisations, au-delà du seul désir de maintenir leurs activités sur le

terrain, revient de fait à appliquer une certaine politique.3 Intervenir pour distribuer de l’aide

humanitaire d’urgence, ce n’est pas seulement sauver des vies, soulager des détresses, c’est aussi,

au-delà de l’impact immédiat, intervenir d’emblée au coeur de l’espace socio-politique et influer

sur lui, d’une façon ou d’une autre. L’approche humanitaire des conflits peut revenir ainsi, dans

bien des cas, à appliquer une certaine politique, même par abstention.4

La nouvelle géographie de l’humanitaire

Le fait que l’aide soit désormais distribuée au coeur même de l’espace de la guerre conduit

également à dessiner une nouvelle géographie de l’humanitaire qui n’est pas, là encore, sans

incidence sur les reconfigurations socio-politiques dans les pays concernés. Il est intéressant de

repérer les découpages spatiaux qui apparaissent selon les situations. Lorsque l’aide est distribuée

à partir de la capitale, celle-ci en accapare généralement une part substantielle, ce qui accentue le

1 Voir, les analyses regroupées dans Mats BERDAL, David MALONE (eds), Greed and Grievance: Economic Agendas in Civil Wars, Boulder and London: Lynne Rienner Publishers; Ottawa: International Development

Research Centre, 2000.

2 Cf. sur ce point les publications du Center on International Cooperation (NYU), en particulier : Shepard FORMAN,

Stewart PATRICK (eds), Good Intentions : Pledges of Aid for Postconflict Recovery

, Boulder (Colo.) : Lynne

Rienner Pubs, 2000.

3 Voir sur ce point l’analyse d’Olivier Roy sur l’aide humanitaire à l’Afghanistan, Olivier ROY, “L’humanitaire en

Afghanistan : entre illusions, grands desseins politiques et bricolages”, CEMOTI

, dossier sur l’humanitaire, n° 29,

janvier – juin 2000.

4 C’est en ce sens qu’un certain nombre d’acteurs de l’humanitaire et d’analystes appellent à une re-définition du paradigme de l’aide. Voir Mark DUFFIELD, “NGO Relief in

War Zones : Towards an Analysis of the New Aid Paradigm”, In Thomas G. WEISS (ed.), Beyond UN

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déséquilibre par rapport au reste du pays et peut avoir des conséquences sur la dynamique même

du conflit. Le découpage de zones (jouant un rôle similaire à celui des camps de réfugiés d’antan)

a également des conséquences socio-économiques importantes. En Bosnie, à partir de mai 1993,

la création de six “zones de sécurité” (Sarajevo, Tuzla, Bihac, Gorazde, Srebenica et Zepa), alors

qu’une aide humanitaire massive était envoyée, a eu une influence sans doute plus importante sur

la dynamique de la guerre elle-même que sur la protection des populations civiles.1 Dans de tels

contextes, les blocus et les sièges des villes et villages peuvent devenir des sources de profits

importants. La mise en place de couloirs de communication pour l’acheminement de l’aide

humanitaire et de corridors humanitaires pour le déplacement des populations d’un point à un

autre complète le dispositif qui caractérise cette nouvelle géographie de l’aide humanitaire. Or,

ces routes ont une importance dans la dynamique du conflit lui-même. Lorsqu’on se trouve dans

des régions où les hivers sont rudes ou bien les saisons des pluies redoutables, le traçage et

l’entretien des routes demandent beaucoup de moyens, mis en oeuvre pour l’acheminement de

l’aide humanitaire mais utilisés aussi par les belligérants, leur permettant parfois d’ouvrir de

nouveaux fronts.

DE L’ACTION DES ONG D’AIDE HUMANITAIRE D’URGENCE

SUR LA SCENE POLITIQUE INTERNATIONALE ET LOCALE

Tout ceci est révélateur d’un certain nombre de mutations dans les articulations entre les

dynamiques des conflits et celles qui traversent le système international dans son ensemble.

L’évolution des modes d’action des humanitaires et de leurs relations aux acteurs locaux et

internationaux en témoigne également. En effet, l’augmentation de l’aide humanitaire non

gouvernementale s’est accompagnée d’un travail de lobbying de plus en plus important auprès

des gouvernements occidentaux et des organisations internationales, y compris auprès des

enceintes les plus politiques comme le Conseil de sécurité des Nations Unies. Les organisations

humanitaires fournissent aux représentants des gouvernements des Etats membres des

informations de terrain et suivent de près les délibérations du Conseil. Elles sont conviées à des

réunions régulières avec les instances diplomatiques sur les régions en crise. Sur le terrain, les

Subcontracting. Task-Sharing with Regional Security Arrangements and Service Providing NGOs, Basingstoke :

Macmillan, 1998.

12

contacts sont également étroits, via les ambassades, les envoyés spéciaux du Secrétaire général

des Nations Unies ou les bureaux des affaires civiles des forces armées, en cas d’interventions

militaires. Du coup, les ONG se retrouvent au coeur de jeux diplomatiques dans lesquels les

paramètres humanitaires sont loin d’être les plus déterminants. Sur le terrain, parce qu’elles sont

perçues comme le symbole de la présence internationale, elles se heurtent aux limites de la notion

d’impartialité (voire de neutralité) qui constituait autrefois la pierre angulaire de l’aide

humanitaire traditionnelle. Enfin, les questions qu’elles se posent sur la nature de leurs relations

aux Etats rappellent qu’à travers elles, se pose la question de l’articulation entre action et

responsabilité privées et publiques en politique étrangère.

La décision d’intervenir et la question de la sélection

Les ONG doivent, en particulier, faire face à la question de la sélection et du caractère

hautement discriminatoire de l’engagement humanitaire des gouvernements, sans considération

quant à la gravité des crises concernées et l’ampleur des tragédies humaines. Dans ces débats où

les jeux d’intérêts classiques et les pratiques du temps de la guerre froide conservent souvent une

actualité bien réelle (notamment quand on considère la prégnance que conserve la notion de

“sphère d’influence”), les ONG se trouvent parfois piégées par les critères qui, de fait, sont

appliqués pour décréter là où l’empathie humanitaire va ou non s’appliquer. En effet, si les plus

grosses ONG qui peuvent encore compter sur une certaine base financière privée rappellent non

sans raison qu’elles ne sont pas présentes seulement là où les gouvernements décident de porter

leur attention, la majorité des organisations ne disposent pas de cette marge de manoeuvre. Par

ailleurs, aucune organisation n’a, aujourd’hui, les moyens d’engager une opération humanitaire

d’envergure sans financements publics importants. Du coup, les ONG se trouvent tenues par des

critères de sélectivité qu’elles ne partagent pas forcément. Ainsi, l’appel à la notion de proximité

(qui voudrait que l’on donne plus facilement pour défendre la vie d’hommes et de femmes

“proches”) tend à s’imposer dans certaines campagnes de communication pour récolter des

fonds ; celles menées au moment de la crise du Kosovo étaient très révélatrices, jusque dans les

images choisies. Les comparaisons qui ont été dressées par des travailleurs humanitaires entre les

1 Cf. notamment l’analyse de Xavier BOUGAREL, Bosnie, anatomie d’un conflit, Paris : La Découverte, 1996, pp.

18-19.

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moyens déployés pour venir en aide aux réfugiés kosovars et ceux généralement obtenus à grand

peine en Afrique ou ailleurs sont assez révélatrices de ce point de vue.1

Ceci oblige également à s’interroger sur les mécanismes par lesquels se construit l’agenda

humanitaire international. Aux côtés des ONG, le rôle des médias est ici crucial. “L’alliance du

stétoscope et de la caméra” n’est pas un phénomène nouveau. Elle a marqué les premiers pas des

French doctors lors de la guerre du Biafra à la fin des années 60. Dans les années 70 et 80, elle a

permis à des mouvements de se faire connaître et de se construire des réseaux d’aide dans les

pays occidentaux. Le cas du commandant Massoud en Afghanistan est l’un des plus célèbres.

L’usage des médias dans le contexte humanitaire s’est toutefois incontestablement accru depuis

cette époque. L’humanitaire a besoin des médias pour mobiliser l’attention et le soutien financier

du public. Réciproquement, la présence d’organisations humanitaires sur un terrain de guerre

facilite la couverture médiatique du conflit en offrant aux journalistes des facilités logistiques,

des sources d’information ainsi que des témoins de même nationalité qui pourront s’exprimer

devant la caméra et assurer une certaine identification avec le téléspectateur.2 Pour les bailleurs

de fonds, également, l’opération est valorisante. Les réponses de type urgentistes permettent de

montrer une action visible, démontrable. Comparer les journaux télévisés des principales chaînes

de télévision occidentales, au moment d’une grande opération humanitaire, permet de se rendre

compte combien la défense des couleurs nationales importe et, derrière elle, bien sûr, la

justification de l’action des gouvernants. Les contingents militaires eux-mêmes sont plus

volontiers mis en scène dans des situations où ils ne font pas leur métier de soldats mais celui de

travailleurs humanitaires. Au-delà de ces intérêts bien réels, la publicisation de l’humanitaire a

pu, ces dernières années, faire reculer les frontières du cynisme et de la realpolitik et attirer, très

tôt, l’attention sur des situations d’urgence. L’évaluation précise du rôle des médias dans de telles

circonstances reste toutefois difficile. Le mythe autour du supposé “effet CNN” a, par exemple,

1 En mai 1999, des membres d’ONG humanitaires, du PAM et du HCR en poste dans les Balkans et en Afrique,

choqués par ce qu’ils observaient sur leurs terrains respectifs, ont fait circuler via internet des rapports comparant

les montants dépensés pour les réfugiés kosovars et africains : une moyenne de 11 cents par jour et par réfugié en

Afrique contre 1,23 dollars dans les Balkans, soit environ 11 fois plus. On comptait en moyenne 1 médecin pour

100 000 réfugiés dans les camps en Afrique, contre 1 pour 700 dans les camps en Albanie. Alors que le PAM

voyait les promesses de dons annulées pour plusieurs de ses programmes en Afrique, des travailleurs humanitaires

dénonçaient les gaspillages dont ils étaient quotidiennement les témoins dans les Balkans alors que d’autres

n’hésitaient pas à affirmer qu’il y avait “trop d’aide”.

2 Sur ces différents points, voir l’analyse de Rony BRAUMAN, “Comment les médias viennent aux crises ? ”, In

Médecins sans Frontières, Populations en danger 1995

, Paris : La Découverte, 1995.

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été beaucoup relativisé par plusieurs études sérieuses réalisées sur le sujet.1 Les rares études

menées en France sur cette question sont prudentes quant à la façon dont les dirigeants français

intègrent ce que “l’opinion publique”2 est supposée penser. Faisant remarquer que les images des

atrocités commises en Bosnie ont été diffusées pendant des années avant que le public et

l’administration américaine ne se mobilisent, Warren Strobel a fait remarquer : “Nous sommes

parfaitement capables de regarder des choses horribles sur nos écrans de télévision et de ne rien

faire”.3 La diffusion de photographies du massacre de Racak, le 14 janvier 1999, a également

joué un rôle déclencheur qui ne doit pas faire oublier que, jusqu’alors et pendant des années, le

monde avait sciemment fermé les yeux sur ce qui se passait au Kosovo.

Pour ne pas être aisé à cerner, le rôle de l’information dans l’humanitaire de guerre

constitue un élément qui, dans son ampleur actuelle, est nouveau. Il met les organisations

humanitaires en situation d’être directement exposées. Le fait que les acteurs des conflits jouent

eux-mêmes de plus en plus sur ce registre, n’hésitant pas à avoir recours pour cela aux meilleurs

cabinets spécialisés, prouve combien l’information est perçue comme un facteur sensible. La

carte humanitaire constitue un atout dans des processus de légitimation centrés sur la figure de la

victime et permettant d’attirer l’aide internationale et de discréditer l’adversaire.4 De fait,

contrairement à ce qui se passait dans les guerres classiques, les sources d’information se sont

1 Le cas de la Somalie a été particulièrement étudié de ce point de vue. Plusieurs recherches démontrent que la

campagne de presse a été largement orchestrée par l’administration Bush et a suivi la décision d’intervenir qu’elle

devait légitimer, et non l’inverse. Voir en particulier Steven LIVINGSTON, Todd EACHUS, “Humanitarian

Crises and US Foreign Policy : Somalia and the CNN Effect Reconsidered”, Political Communication, vol. 12, n° 4, Oct-Dec 1995, pp. 413-429 ; Piers ROBINSON, “The News Media and Operation Restore Hope : the illusion of

a media driven intervention”, ISA annual convention, Los Angeles, mars 2000.

2 Ce construit – qui n’a jamais fait l’objet d’une définition consensuelle de la part des sociologues du politique –

tend, du reste, à être assimilé à l’un des éléments à travers lesquels on essaie de l’appréhender : à la couverture

médiatique dont on sait qu’elle peut être partiellement orchestrée par les décideurs eux-mêmes ; voire, dans le cas

de la France, aux “intellectuels”, groupe constitué d’un nombre restreint d’individus qui paraissent régulièrement

sur le devant de la scène médiatique, notamment pour défendre certaines cause humanitaires. Voir notamment

Samy COHEN (dir.), L’opinion, l’humanitaire et la guerre : une perspective comparative, Paris : Fondation pour

les Etudes de Défense, 1996.

3 Propos tenus lors d’un débat organisé par l’United States Institute for Peace, à Washington, en avril 1997, à

l’occasion de la publication de l’ouvrage de Warren STROBEL, The News Media’s Influence on PeaceOperations

, Washington : USIP Press, 1997. Pour une réflexion générale sur cette question, voir également Larry

MINEAR, Colin SCOTT, Thomas G. WEISS, The News Media, Civil War & Humanitarian Action

, Boulder

(Colo.) : & London : Lynne Rienner, 1996.

4 Un travail de déconstruction et d’analyse très intéressant a été mené dans le cadre de l’émission “Arrêt sur images”

de la chaîne télévisée 5 au plus fort des crises du Congo-Brazzaville et du Kosovo. Des études ont également été

menées sur le conflit bosniaque. Voir notamment Simone BONNAFOUS, Pierre FIALA, Alia KRIEG (coo.), “Les

médias dans le conflit yougoslave”, Mots. Les langages du politique , n° 47, juin 1996. Sur les différents usages de

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multipliées. Elles sont plus difficiles à contrôler. Les journalistes étrangers, massivement présents

lors de grandes opérations humanitaires, sur des terrains délaissés hier et tout aussi rapidement

abandonnés, dépendent très largement des belligérants eux-mêmes pour avoir accès au terrain et à

l’information. Les organisations humanitaires constituent souvent leur seule alternative ; or, elles

ont elles-mêmes, comme nous l’avons vu, des relations ambivalentes avec ceux qui détiennent le

pouvoir localement et conjoncturellement. Le jeu des interactions entre acteurs des conflits et

acteurs qui y sont “extérieurs” devient vite complexe. La couverture en direct d’une situation

humanitaire ou du moins la présence plus immédiate des médias complique la gestion des jeux

d’images et de représentations, mettant sur les organisations humanitaires une pression réelle que

soulignent également les militaires lorsqu’ils sont engagés dans ce type d’opérations.1

Ce dilemme est à comprendre en termes d’interactions dynamiques entre différents types

d’acteurs et jeux d’images qui ne se réduisent pas à la question du “qui manipule qui”. La

position du témoin pose, surtout en cas de crimes de masse, des questions difficiles à résoudre.

Certaines ONG ont développé une réflexion critique sur les implications de leur action et ses

effets pervers de ce point de vue. Cela n’est pas indifférent au fait qu’un nombre croissant

d’organisations se soit impliqué dans des logiques diplomatiques ainsi qu’un travail de réflexion

(dont témoigne, par exemple, la création de la Fondation MSF) et de lobbying,2 alertant le public

et interpellant les gouvernements sur les situations rencontrées sur le terrain et les implications de

leurs politiques.

La présence humanitaire sur le terrain des guerres : les limites des notions de neutralité et

d’impartialité

Cette implication grandissante sur le terrain diplomatique, doublée d’une position de

témoin, tend à remettre en cause l’image d’impartialité voire de neutralité à laquelle tiennent

beaucoup d’humanitaires. Cet aspect a toujours été géré de façon très variable, d’une organisation

la figure de victime, voir l’analyse de Guy NICOLAS, “De l’usage des victimes dans les stratégies politiques

contemporaines”, Cultures et Conflits

, L’Harmattan, nº 8, hiver 92-93, pp. 147-50.

1 Un ancien secrétaire d’Etat soulignait ainsi, lors d’un débat organisé en avril 1997, par l’USIP, à Washington, que

la présence des télévisions lors des principales batailles de la seconde guerre mondiale aurait probablement changé

certaines donnes : “Je me suis souvent demandé à quoi [le débarquement] en Normandie aurait ressemblé [sur les

écrans de télévision dans les foyers américains] s’il avait été couvert en direct par les télévisions”. Propos de Tom

Donilon. Source : USIP, Washington.

2 L’exemple le plus patent étant celui de la création de l’International Crisis Group.

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à l’autre. Alors que certaines veulent pouvoir dénoncer d’éventuelles exactions et refusent de se

voir imposer certaines conditions de travail, au risque de se voir expulsées ou empêchées

d’opérer dans une zone, d’autres privilégient le maintien de leur accès aux populations. En

Afghanistan mais aussi au Rwanda, par exemple, Médecins sans Frontières (MSF), d’un côté, le

Comité international de la Croix Rouge (CICR), de l’autre, ont symbolisé ces deux approches,

alors qu’au sein de MSF-international apparaissaient des divergences de position entre les

différentes branches nationales. Ce que soulignent les organisations comme le CICR, c’est la

nécessité de maintenir une position de neutralité pour avoir un meilleur accès aux victimes, ce qui

est leur priorité.

Pourtant, ces dernières années ont fait voler en éclats cette illusion de neutralité. Il

n’existe pas d’aide humanitaire neutre ou apolitique en contexte de guerre. Pas plus que les

agents des Nations Unies, les employés des ONG humanitaires ne sont vus par les acteurs locaux

comme de “bons samaritains” ; ils sont du côté des amis ou des ennemis. Au Soudan ou en

Afghanistan, par exemple, apporter une aide humanitaire sur telle ou telle partie du territoire,

auprès de tel ou tel groupe, de population constitue un alignement de fait aux côtés de l’une des

parties. La délivrance de l’aide suppose notamment la négociation donc une forme de

reconnaissance voire de légitimation d’interlocuteurs locaux, qu’ils représentent des

gouvernements, des mouvements armés ou des groupes plus localisés.1 Elle peut conduire

également à passer des compromis avec des individus et des groupes coupables d’atteintes graves

aux droits de l’Homme. La négociation de l’accès aux populations n’est pas un phénomène

nouveau ; elle faisait déjà partie des opérations humanitaires pendant la guerre froide mais son

importance s’est incontestablement accrue alors que les interventions se sont rapprochées du

terrain de la guerre. Autant qu’à un gouvernement supposément soucieux de préserver la

“souveraineté” de l’Etat, les ONG sont à la merci des multiples acteurs politiques, économiques

et militaires qui participent aux conflits et vont chercher soit à forcer leur départ ou les dissuader

d’intervenir dans telle zone, soit au contraire à tirer bénéfice de leur présence. Ce type de tactique

peut aller jusqu’à l’enlèvement de personnel humanitaire assorti ou non de demandes de rançons,

dans un fréquent mélange des genres politico-mafieux. Lors de la première guerre de

Tchétchénie, les quelques organismes de secours qui ont opéré dans les zones de combats ont été

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confrontés à d’importants blocages politiques avant de connaître des problèmes pour la sécurité

de leur personnel qui les ont obligés à plier bagages.2 Ceci reste vrai aujourd’hui dans plusieurs

pays en guerre où, par ailleurs, de plus en plus de travailleurs humanitaires sont tués. Préoccupées

par des problèmes croissants de sécurité de leur personnel, les ONG humanitaires tendent ainsi, à

l’instar de ce qui se produit du côté des contingents occidentaux, à être entraînées dans des

logiques où une hiérarchie de fait s’instaure entre la sécurité du personnel et celle des êtres

humains qu’ils sont censés secourir, avec toutes les contradictions concrètes, difficiles, qui en

découlent, et leurs conséquences éthiques.

L’action humanitaire n’est jamais perçue par les acteurs locaux comme quelque chose de

neutre. Or, cette perception est ce qui importe le plus ; en la matière comme dans bien d’autres, il

n’existe pas de neutralité ou d’impartialité “objective”.3 C’est la leçon que, peu à peu, les

humanitaires doivent intégrer, eux qui restent surtout préoccupés par les implications de leur

cohabitation avec les militaires ou leur amalgame avec des structures gouvernementales ou

intergouvernementales comme les agences des Nations Unies.

Des formes de privatisation des modes d’intervention

L’alliance forcée du militaire et de l’humanitaire, accentuée par la multiplication, ces

dernières années, des grandes opérations militaro-humanitaires, a eu une autre conséquence :

celle de placer les ONG dans la position d’agents des diplomaties occidentales. Ceci suscite de

nombreuses analyses inquiètes de responsables d’ONG s’interrogeant sur les utilisations et

manipulations qui sont faites du label humanitaire. Les opérations en Somalie, au Rwanda et en

Bosnie ont donné lieu à des témoignages et analyses sévères de ce point de vue ; des inquiétudes

1 cf. D. KEEN, K. WILSON, “Engaging with violence : a reassessment of the role of relief in wartime”, In J.

MACRAE, A. ZWI (eds), War and Hunger: Rethinking International Responses for Complex Emergencies

,

London : Zed Books, 1994, pp. 209-222.

2 Assassinat de six collaborateurs du CICR en Tchétchénie en décembre 1996, enlèvement de plusieurs travailleurs

humanitaires dont le représentant du HCR dans la période qui a suivi. cf. François JEAN, “The problems of

medical relief in the Chechen war zone”, Central Asian Survey

, vol. 15, n° 2, 1996.

3 J’ai analysé en détail la dimension interactive de la notion d’impartialité et son aporie sur des terrains concrets dans

Les missions polyvalentes de maintien de la paix de l’ONU dans leur interaction avec les acteurs locaux

(Sociologie comparative de différentes situations : El Salvador, Cambodge, Haïti, Somalie, Mozambique, Bosnie-

Herzégovine), Thèse de doctorat, IEP de Paris, 1999, pp. 623 et sq.

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similaires ont de nouveau été exprimées au moment de l’opération de l’OTAN au Kosovo.1 La

crainte des humanitaires est de servir d’alibi, à défaut de réelle politique, comme ce fut longtemps

le cas en Bosnie-Herzégovine, ou de paravent à une politique qui n’ose pas avancer à visage

découvert, comme ce fut le cas au Kivu.

Le recours à l’humanitaire non-étatique pose également un certain nombre de questions

quant au rôle que continuent à jouer, dans ces dynamiques, les Etats récipiendaires de l’aide.

Alors que dans l’aide classique au développement, l’Etat demeure un canal majeur pour la

redistribution de la rente, l’aide humanitaire d’urgence passe très largement par des canaux

privés, notamment dans le souci d’un accès direct aux populations. Elle renforce ainsi les effets

de programmes d’aide qui conduisent eux-mêmes à une privatisation partielle des services

publics.2 Pourtant, à l’instar de ce que l’on observe dans le champ de l’aide au développement, le

passage par le privé, en temps de guerre, ne correspond pas à une éviction totale de l’Etat mais

bien à sa réorganisation. Dans les faits, l’accès aux populations, à l’information pour évaluer

l’ampleur des besoins, de même que le contrôle de la distribution de l’aide humanitaire restent

contrôlés par les appareils politico-militaires qui peuvent également imposer le rythme de l’aide

humanitaire (en particulier celui des départs et retours successifs des équipes), au gré de leurs

intérêts sur le terrain.3 En d’autres termes, le passage par des structures non étatiques ne prive pas

les acteurs politiques locaux de tout contrôle sur l’aide. En revanche, il contribue le plus souvent

à déporter dans le champ du privé, voire de la criminalité, un contrôle monopolisé par des petits

groupes, à l’exclusion de toute autre alternative. Cette évolution est d’autant moins fortuite

qu’elle rejoint d’autres formes de privatisation des fonctions régaliennes de l’Etat sur les terrains

des guerres.

1 cf. notamment la prise de position de plusieurs responsables d’organisations humanitaires dans la page Débats du

quotidien Le Monde

du 15 mai 1999 sous le titre “Qu’est-ce que l’humanitaire”.

2 Ces effets sont notamment liés aux programmes d’ajustement structurel mais aussi à ceux dirigés vers la promotion

des “sociétés civiles” locales.

3 Avec tous les dilemnes que cela pose aux équipes humanitaires dont ont témoigné notamment Jean-JacquesGRAISSE et Ken MENKHAUS dans leur point de vue : “L’irrésistible cycle de la famine en Somalie”, Le Monde,

10 février 1999.

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CONCLUSION

La plupart des contradictions que nous avons soulignées autant dans les pratiques que

dans le discours des ONG d’aide humanitaire ne leurs sont pas propres. Elles nous paraissent au

contraire refléter assez bien l’ampleur des questions posées aujourd’hui par la guerre dans ses

multiples articulations avec l’international. Ces questions sont d’ordre analytique, politique et

éthique.

L’analyste est poussé dans ses retranchements lorsqu’il observe l’image des articulations

multiples entre les dynamiques internes et externes des conflits que lui renvoie, même en creux,

la pratique humanitaire non-étatique. Nombre de processus qui lui sont présentés rappellent

étrangement des pratiques du passé qui se trouvent ainsi ni plus ni moins que redéployées, loin

des césures annoncées avec la fin de la bipolarité. Par ailleurs, les dynamiques sociales, politiques

et économiques des conflits, telles que les révèlent les ONG humanitaires dans leur confrontation

à la réalité de la guerre, remettent en cause les catégories traditionnelles qui continuent pourtant à

structurer fondamentalement la réponse apportée à ces situations par la majorité des intervenants,

quels qu’ils soient. Comment interpréter la persistance d’un tel hiatus ?

C’est alors que la réflexion doit se faire politique et s’interroger sur les choix sous-jacents

au maintien d’une approche humanitaire voire “victimaire” de la conflictualité contemporaine.

Aucune intervention humanitaire n’est neutre ; pas plus aujourd’hui que du temps de la guerre

froide, même si sa lecture peut en paraître moins évidente. Bien plus, la vision sous-jacente aux

“interventions humanitaires”, aux catégories utilisées pour appréhender les acteurs des conflits,

aux modèles sociaux et politiques qu’elles véhiculent, est profondément idéologique ; elle doit

être analysée comme telle.1 Dans certains cas, elle peut manifester un refus de prendre en

considération les causes profondes des crises qui sont concernées et d’assumer sa part de

responsabilité. Les gouvernements occidentaux résistent largement à se poser ce genre de

questions ; à terme, ils n’auront peut-être pas d’autre choix.

Cette réflexion politique doit porter également sur les règles à appliquer en termes de

responsabilité. De ce point de vue également, l’humanitaire non-étatique a joué un rôle décisif

1 Voir sur ce point l’excellente analyse de Jan NEDERVEEN PIETERSE, “Sociology of Humanitarian Intervention :Bosnia, Rwanda and Somalia Compared”, International Political Science Review, vol. 18, n° 1 (special issue : The

Dilemnas of Humanitarian Intervention), janvier 1997, pp. 71-93.

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dans les évolutions de ces dernières années. L’implication de certaines ONG dans les campagnes

contre les mines anti-personnel ou la mise en place d’une justice internationale n’était pas neutre.

Elle a manifesté une prise de conscience des responsabilités que confère notamment un accès

plus large à l’information sur les situations de crise. On peut se demander toutefois dans quelle

mesure les avancées réelles du droit et de la cause des droits de l’Homme (symbolisées par la

décision d’établir une Cour pénale internationale permanente, préparée par la création du

Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie puis le Rwanda) ne se sont pas faites en partie

aux dépens de la réflexion politique. Les commissions parlementaires mises en place sur le

Rwanda, en Belgique et en France, et sur Srebrenica, ont démontré les limites des cadres actuels

pour demander des comptes aux autorités politiques et militaires d’un pays. Certains responsables

d’ONG, encore minoritaires, poussent également à une réflexion similaire, dans leur secteur. A ce

jour, en effet, les ONG sont principalement comptables de l’utilisation de leurs fonds, surtout

envers les bailleurs de fonds publics. D’autres modalités concrètes d’exercice de leurs

responsabilités doivent être imaginées pour elles aussi.

Enfin, ce travail doit comprendre une dimension éthique. Celle-ci est d’autant plus

nécessaire lorsque l’humanitaire intervient en complément d’interventions militaires (autrement

dit, de guerres) menées au nom de principes politico-éthiques, lorsqu’elle oblige à penser une

“réalité morale de la guerre”.1 De trop rares voix se sont élevées, au moment du drame du

Kosovo (mais ne se poursuit-il pas ?) pour rappeler l’urgence d’une telle réflexion. Il est à espérer

qu’elles ne restent pas sans écho… jusqu’à la prochaine “crise humanitaire”, c’est-à-dire demain.

Béatrice Pouligny

Docteur en science politique, B. Pouligny est chercheur au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI/Sciences Po) et enseigne à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Elle a travaillé auparavant pour l’ONU, des organisations non gouvernementales internationales et locales dans différentes régions du monde. En 2002-2003, elle a été lauréate du programme “New Century Scholars” de la Commission Fulbright pour son travail sur les conflits et la construction de la paix.

Depuis 2002, elle a consacré une part croissante de son temps à la coordination d'un programme international de recherche-action dans différentes régions du monde où ont été commis des massacres et génocides au cours des vingt dernières années. Une part substantielle de ses travaux de recherche porte sur la résolution des conflits et les différentes dimensions de la construction de la paix, avec un accent particulier sur les perceptions et stratégies des acteurs locaux et les interactions entre les processus locaux et internationaux.