Je croyais en savoir un rayon sur mon artiste préféré, David Bowie. Il a fallu que je tombe sur l'ouvrage David Bowie Le phénomène Ziggy Stardust et autres essais pour que j’en découvre des vertes et des très mûres sur l’artiste. En plus d’une solide analyse musicale qui a le mérite d’être souvent très personnelle, on découvre les influences culturelles, les méthodes d’écriture et les diverses expériences de vie de cet être protéiforme qui n'en finit pas de nourrir les fantasmes de la musique pop. Son auteur, Enrique Seknadje, a gentiment accepté de partager avec vous quelques unes de ses réflexions.
LC : Avant toute chose, Enrique, permets-moi de te dire que je suis fière et heureuse que tu aies accepté de t’entretenir avec moi sur ce blog et comment j’admire et apprécie ton travail. Qui plus est, s’il y a un artiste dont je suis fan, et c’est bien le seul, c’est Bowie. Totalement et déraisonnablement. Malgré ces a priori bassement subjectifs et gagnés à ta cause, je vais essayer de ne pas tomber dans le cirage de pompes dégoulinant au cours de notre échange.
ES : Merci pour ton appréciation. David est Bowie un artiste pour lequel je porte un intérêt tout particulier. Il a été pour moi, au temps de ma jeunesse, une sorte de père symbolique, un guide qui m’a fait découvrir, en plus de sa propre musique ou à travers elle, beaucoup de « noms » et d’oeuvres issus des domaines de la musique, de la littérature, du cinéma, de la peinture, de la mystique.
Je ne me rappelle plus si c’est exactement grâce à lui que je me suis intéressé à des personnalités comme Lou Reed, Iggy Pop, Marc Bolan, Jacques Brel, Andy Warhol, William Burroughs, George Orwell, Jean Genet, Antonin Artaud, Egon Schiele, Salvador Dali et Luis Bunuel, Aleister Crowley… mais toutes figures, il les a citées, il les a chantées, il s’est inspiré d’elles pour son travail personnel, il a « présenté » leurs œuvres dans certains de ses concerts (des peintures de Warhol, « Un chien andalou » de Dali et Bunuel). Pour certaines, on a parlé d’une possible « incarnation » à l’écran (des projets qui finalement n’ont pas abouti : un sur Artaud, un sur Schiele).
Bowie demeure une référence dans ma vie pour la musique parfois exceptionnelle qu’il a créée, notamment dans les années soixante-dix. Il est aussi d’une certaine façon une « présence » qui m’aide à avancer dans ma propre création artistique et dans une part de mon activité intellectuelle : la musique, la vidéo, et l’écriture de ce livre centré sur le personnage de Ziggy Stardust. Lui et son univers, en partie « référentiel », sont une source d’inspiration pratiquement inépuisable…
LC : Dans cet essai très documenté, on découvre que Bowie aurait voulu devenir peintre (et que d’ailleurs il peint) ou architecte, s’est vendu dans la pub, a fait joujou dans la finance et a même créé sa propre banque, des activités bien éloignées de l’univers musical de l’époque (maintenant c’est autre chose, le placement de produits et la capacité à faire la pute sont des clauses en caractère gras dans les contrats des artistes). Tout ça pour dire que Bowie se voulait une sorte de toutologue ou un « généraliste» comme tu l’as toi-même noté et pas du tout un artiste « spécialiste » musical. Alors dis-moi, s’il n’avait pas fait le choix de la carrière musicale, que serait-il devenu, banquier ou putschiste ?
ES : Il aurait peut-être été banquier « généraliste » comme Laurent de Médicis (qui était aussi mécène et écrivain) ou « putschiste » comme Gabriele d’Annunzio (qui était poète, scénariste).
Plus sérieusement, Bowie est de ces artistes qui ont senti le besoin de s’exprimer à travers différents types d’art… sa personnalité, le mode de fonctionnement de son imagination, les circonstances de la vie peuvent expliquer cela.
Certaines activités sont restées séparées les unes des autres, comme la peinture et la musique… apparemment, en tout cas. Certaines autres ont pu faire l’objet d’un regroupement, d’une synthèse, ont permis d’évidentes interactions. Bowie s’est essayé à diverses activités artistiques par goût et par des nécessités liées au besoin de gagner sa vie, mais en faisant en sorte, dans la mesure du possible de choisir ses jobs dans le domaine artistique ou dans le monde de la communication : composition et interprétation de chansons, mime, acteur ou figurant au cinéma, modèle dans le domaine de la publicité… Quand il a percé dans le rock, il a utilisé, synthétisé tous ces acquis. Il a créé un personnage fictif qu’il a incarné comme un acteur et qu’il a « vendu ». Ce personnage ou le chanteur/acteur composait son jeu de scène avec entre autres des moments de pantomime, il projetait des images sur le fond de la scène lors de certains concerts.
Cette idée de créer un art multidimensionnel, quelque chose qui renvoie à la notion d’art total, lui vient très probablement, avant tout, de Andy Warhol, du Velvet Underground. Cette idée de jouer consciemment le jeu d’un art ou d’arts qui sont exercés dans des domaines qui relèvent de ce que l’on appelle l’Industrie et où les enjeux économiques sont très importants, déterminants même. Des arts destinés à un public de masse. Fi, ici, de la notion d’art majeur ou mineur.
Deux petites remarques, l’exercice des arts comme toutes les activités humaines relève entre autres d’une certaine forme de prostitution – au sens large. Et précisément les arts dont on vient de parler ici : cinéma, musique… où l’argent investi, en jeu est souvent important.
Bowie/Ziggy en avait conscience, il le revendiquait, l’exprimait dans son art. Rappelons-nous de cette fameuse phrase de Moonage Daydream (1972) : « I’m a rock and rolling bitch for you ». Emblématique.
L’une des raisons pour lesquelles Bowie s’est intéressé à la finance est la mésaventure qu’il a connue avec le manager qui lui a permis de construire et faire vivre le personnage de la star Ziggy Stardust : Tony De Fries. Tony De Fries connu pour avoir arnaqué son poulain. Situation courante dans le rock. Ce qui est amusant, c’est que Bowie s’est un petit peu mis en scène comme financier, contrairement à d’autres artistes un peu plus « discrets » ou « hypocrites » sur le sujet, comme un Mick Jagger ou un Bono, par exemple.
Bowie a diffusé, a exposé sa peinture. Il a créé un site internet pour présenter son travail pictural. Cela a été pour lui une activité assez régulière. Une réussite d’un certain point de vue, même si beaucoup de personnes que je connais et moi-même n’aimons pas particulièrement son style.
Bowie et le cinéma, c’est une autre histoire… et une histoire ratée. Le seul film que je juge valable dans lequel il a joué est la magnifique série B de science fiction de Nicholas Roeg, The Man Who Fell To Earth, et dans une moindre mesure le Merry christmas Mister Laurence (Furyo) de Nagisa Oshima. Le reste n’est très honnêtement que menue monnaie.
Bowie n’était pas fait pour être acteur devant une caméra, aux côtés d’autres comédiens, il était fait pour être « acteur » devant un micro, aux côtés de musiciens.
Enfin, pour finir, je dirais que certains traits de personnalité amenant un artiste à toucher à tout sont probablement, entre autres, la curiosité et l’égocentrisme. Un peu paradoxal mais pas forcément contradictoire.
LC : Heureusement pour nous, il fit malgré tout le choix principal de la musique. Et puisque je t’ai sous la plume, j’en profite pour te demander de m’aider à comprendre ce que j’aime chez lui et de te transformer, l’espace d’une question, en Sigmund Freud ou Lacan, comme tu préfères. Dites-moi, Docteur, pourquoi je frôle l’extase mystique lorsque j’écoute le sublime morceau Rock And Roll Suicide et l’ésotérique album Hunky Dory ?
ES : La fascination pour un artiste, l’identification à lui, l’idolâtrie sont des phénomènes qui évidemment dépassent largement Bowie. Maintenant qu’est-ce qui chez Bowie les provoque ou les a provoqués chez certains de ses « auditeurs » ? Une beauté physique indéniable, avec quelques pointes d’étrangetés qui n’ont pas nui à l’affaire – les yeux de couleurs différentes, fait dû à la dilatation de l’une de ses pupilles. Une mise en en chanson et en scène des pulsions, une mise en question de l’identité sexuelle, une provocation et un certain esprit de rébellion, un mystère entretenu sur sa personne et autour d’elle. Une propension moderne à vivre à cent à l’heure et à se transformer constamment… comme si le temps était maîtrisé par ce créateur…
Je ne me vois pas vraiment me mettre en lieu et place de Freud et de Lacan pour parler de Rock And Roll Suicide ou de Hunky Dory. Mais bon, deux petites remarques.
Bowie a dit un jour une ânerie prétentieuse… quelque chose du genre : Si Freud savait ce que j’ai dans la tête il pisserait dans son froc. Tout le monde a des choses terribles dans sa tête… la différence, avec Bowie, me semble-t-il, c’est que la barrière de la censure et de l’inhibition a été moins forte chez lui que chez d’autres et qu’il a trouvé le moyen ou eu le courage et le talent de les exprimer… de les exprimer artistiquement…
Deuxième petite chose : je suis plus freudien que lacanien, mais si l’on voulait utiliser le langage du psychanalyste français, on pourrait dire Bowie a su jouer, et notamment dans Hunky Dory - je pense à la chanson Oh you Pretty Things - avec cette réalité et ce concept de l’altérité… de l’autre ou de l’Autre, peu importe… Projeter à l’extérieur ce qui était étranger et étrangeté en lui-même et projeter en lui-même, ingérer et digérer, ce qui lui était extérieur.
LC : La folie est une problématique clé dans l’oeuvre et la vie de Bowie. Tu mets en exergue un ensemble d’éléments participant à la fois de la folie, la drogue et du génie de l’artiste : la présence-absence d’un frère interné qui a fini par se suicider, le thème récurrent de l’aliéné, une écriture hallucinée et parfois incompréhensible, des inventions musicales génialissimes… . Mais dis-moi, entre nous, le Bowie de Ziggy était génial, frappadingue ou complètement camé ? Interdiction de répondre les trois à la fois si non, c’est pas drôle.
ES : Camé, peut-être, complètement camé je ne pense pas… Donc ce ne sera pas les trois à la fois. Et donc, ce sera génial et frappadingue ! Une « folle » extravertie et libidineuse qui a compris comment fonctionnait le système et qui génialement a choisi de faire des jeux de miroir en poussant le bouchon assez loin.
Tous les fous ne sont pas artistes et tous les artistes ne sont pas fous. Des théories circulent sur les problèmes mentaux, notamment de cyclothymie, de personnalités comme Mozart ou Heminguay… Intéressant… Mais parfois on entre dans des considérations douteuses… les rapprochements faits, notamment, entre la syphilis de Maupassant et de Nietzsche et leur disposition à l’art, cette maladie expliquant leur géniale créativité, créativité qui relèverait parfois du délire.
Cela dit que les artistes soient des personnes qui ont des difficultés psychologiques, souffrent d’une certaine instabilité, ont des manques à « remplir », par le moyen du Symbolique, cela est possible.
Qu’est-ce qu’un génie ? C’est un individu dont l’intelligence, la pratique, la créativité dépassent la norme. Ce sont des individus qui sont en avance sur leur temps, qui décèlent des choses profondément ancrées en nous, en l’Homme et sa réalité, que d’autres sont incapables de déceler.
Ils sont de ce fait un peu coupés du monde. Certains sont dans leur monde. Ils ne se sentent pas bien dans l’univers quotidien, l’univers du commun des mortels, celui où les préoccupations ne sont pas les mêmes ou du même niveau que les leurs. Ils peuvent être déstabilisés dans cet univers.
Et ce monde n’est pas forcément à même de les accepter, de les comprendre. Il peut même les juger hors de la norme, donc fous.
Mais est-ce que ce sont eux qui sont fous, ou la société normative, qui crée des moutons de panurge, une uniformisation de tout ce qui la constitue ?
C’est exactement le thème de la chanson All The Madmen de Bowie !!!
Il faut relativiser le terme de génie… Ce terme est galvaudé… Bowie est-il un génie, y a-t-il des génies dans la pop-rock qui seraient aussi géniaux que les grands compositeurs du classique, que les grands maîtres des sciences humaines ?… Cela se discute évidemment.
Donc, on dira éventuellement qu’ils sont des génies dans leur domaine, ou que pour certains ils ont eu des idées géniales, ils ont eu des moments de génie.
Le Bowie des années soixante-dix a des éclairs de génie, et probablement parce qu’il n’est pas tout à fait lui-même, parce qu’il se surpasse, quand il se lance à corps perdu dans le glam (Hunky Dory, Ziggy Stardust, Aladdin Sane, Pin Ups), dérive vers un rock proprement décadent annonçant le punk (Diamond Dogs), puisse passe à la soul, qu’on la considère « plastic » ou issue du Philly sound (Young Americans), puis cette même soul mais fort surexposé par les irradiations électriques du rock (Station To Station ), puis participe de grandiose manière à l’avènement de la Cold Wave (Low et Heroes), et de la World Music (Lodger)… tout cela en sept ans et en 12 albums si l’on compte les deux qu’il a réalisés avec Iggy Pop.
C’est assez hallucinant.
L’étendard du « changement » porté à ce moment par l’artiste est d’une grande portée artistique et presque philosophique.
LC : D’où ma question, est-ce vraiment Bowie qui a tué Ziggy Stardust ?
ES : Le 3 juillet 1973 à Londres, lors de la dernière date d’une tournée qui a duré des mois et des mois, a emmené Bowie de la Grande Bretagne aux Etats-Unis et au Japon, celui-ci annonce que cela n’est pas la dernière date de la dite tournée mais la dernière date que lui et son groupe feront jamais. Sur le moment, beaucoup pensent que Bowie abandonne la scène.
En fait, quelques mois plus tard il est aux Etats-Unis pour une nouvelle tournée mais où il n’incarne plus le personnage de Ziggy Stardust. Ce sont des concerts qui mettent en scène l’univers de l’album Diamond Dogs. On comprend alors que Bowie avait parlé en tant que Ziggy Stardust, qu’il a suicidé sur scène son personnage.
Bowie a ensuite expliqué qu’il n’en pouvait plus d’être habité par ce personnage qui lui collait à la peau au point de lui donner l’impression de perdre son identité. Il semble que Bowie ait pris de court son entourage musical…les Spiders From Mars biens sûr, mais peut-être aussi son manager Tony De Fries qui avait prévu une troisième tournée américaine pour la star. La première avait eu lieu en 1972, la seconde en 1973… Elles n’avaient pas permis à Bowie/Ziggy de conquérir le marché d’outre-Atlantique… Cette troisième devait être selon les estimations la bonne…. Mais Bowie a bien fait une longue tournée américaine avec son rock apocalyptique (Diamond Dogs, 1974) puis avec sa Plastic Soul (Young Americans, 1975). De Fries était peut-être donc finalement dans le « coup ». Cela dit, c’est lors de cette tournée américaine que Bowie semble vraiment comprendre qu’il est manipulé, grugé par son manager, que c’est sur ses propres deniers qu’il paie cette tournée !!! C’est à cette période que Bowie commence à engager des procédures juridiques contre De Fries.
LC : Ton ouvrage m’a fait du bien en tant que littéraire car il m’a rassurée sur le fait que je ne comprenais rien aux textes de Bowie. Entre références tour à tour surréalistes, symbolistes, l’écriture automatique (il a dû s’éclater aux Cadavres Exquis) et la méthode du cut-up, l’explication de texte de Bowie est un vrai casse-tête. Pour toi, quels sont ses textes les plus réussis ?
ES : En quarante ans de carrière, Bowie a beaucoup changé, il a composé des chefs d’œuvre et des œuvres tout à fait dispensables.
Les paroles très simples d’une chanson comme Kooks, dédiée à son fils Zowie/Duncan, sont magnifiques car elles expriment une philosophie de la vie joliment subversive, un dandysme sympathiquement naïf. Celles de Everyone Says Hi, simples également, sont à mon avis très mauvaises, car elles n’inventent rien, elles sont du pur cliché sur notre destin de mortels.
Pour ce qui est des chansons au contenu surréaliste mais dont l’écriture semble relativement maîtrisée, parmi lesquelles on peut compter Five Years ou Watch That Man, ma préférence irait à l’éthérée Aladdin Sane… de belles images poétiques, mélancoliques évoquant apparemment un monde décadent au bord d’un cataclysme guerrier… ou à Moonage Daydream où se mêlent l’éjaculation langagière d’un phénomène du rock and roll qui roule des mécaniques, et la description d’un jeu science-fictionnel pour adolescents amoureux…
Parmi les chansons qui semblent en grande partie hors de contrôle, je vote pour We Are The Dead, inspirée par le roman 1984 de George Orwell… Chanson qui alterne fantastiquement un Eros velouté et secret et un Thanatos affolé et affreusement menaçant…
Hors de ces catégories, des chansons comme All the Madmen ou Word On A Wing ont de très belles paroles, simples mais puissantes : la première ayant pour thème la folie, la seconde l’espérance mystique…
LC : Une question me turlupine Enrique. A ton avis, Bowie croit-il en dieu ?
ES : Je n’en sais trop rien. Nombre de photos montre le chanteur portant une chaînette avec une croix autour du cou.
On peut dire d’abord que l’intérêt manifeste qu’il a porté au bouddhisme à certains moments de sa vie traduit peut-être une relative défiance vis-à-vis des religions monothéistes. Dieu merci…
D’autre part, personnellement, je garde à l’esprit cette belle réponse que Bowie fait à l’animateur de télévision Russell Harty en janvier 1973 quand celui lui demande s’il croit en Dieu : « Je crois à une forme d’énergie. Je n’aimerais pas lui donner un nom ». Et à la question : « Vous prêtez-vous à une quelconque forme de culte ? », il répond : « La vie… J’aime beaucoup la Vie en fait… ».
LC : On a pas mal glosé sur la chose mais Bowie a-t-il réellement été fasciste ?
ES : C’est un sujet délicat. Comme tu le sais, je consacre un des essais de mon livre à analyser les discours délirants, provocateurs et irresponsables de Bowie dans les années 1975-1976. J’évoque les références faites aux surhommes dans ses chansons. Je le fais avec beaucoup de précautions, de nuances, d’esprit dialectique.
Non je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il ait jamais été fasciste au sens « militant » du terme. Il a été fasciné - comme pas mal d’artistes, et comme on peut le comprendre même si cela peut-être considéré comme peu acceptable - par l’esthétique du nazisme, fasciné par le pouvoir et la violence. Sa position de star, sa volonté d’en devenir une à tout prix vient, entre autres et en quelque sorte, de cette fascination. Et Bowie s’est rendu compte à quel point une star du rock pouvait électriser, manipuler les foules, les médias. D’où son idée que « Hitler était la première rock star »…
LC : Last but not least, Dans le chapitre « David Bowie – un artiste de références » tu recenses un grand nombre de relations référentielles créées par le chanteur entre lui-même et d’autres personnalités, entre sa musique et d’autres musiques, entre ses chansons et des chansons écrites par d’autres, voire, par lui-même… On pense tout naturellement à la à la notion d’intertextualité qui a été travaillée dans le domaine de la narratologie. Tu peux m’en dire d’avantage ?
ES : Oui, bien sûr j’ai pensé à l’intertextualité de Julia Kristeva et à la transtextualité de Gérard Genette en écrivant ce chapitre. Je n’ai pas voulu les évoquer explicitement car mon ouvrage était, même si je l’ai composé et écrit avec rigueur, destiné au grand public. Mais dans le cadre de cette interview, je peux le faire. Genette distingue dans son ouvrage Palimpsestes – La littérature au second degré cinq types de relations possibles et/ou nécessaires entre un texte et l’ensemble des textes qui lui sont antérieurs ou contemporains. On peut utiliser ces catégories pour la musique et les textes de Bowie.
* L’intertexte est la citation ou l’allusion à un autre texte. Pensons à la phrase des Beatles tirée de la chanson A Day In the Life (« I heard the news today, oh boy ») et reprise dans Young Americans.
* Le paratexte est ce qui est autour du texte (comme un titre, par exemple) et qui établit un rapport particulier, signifiant avec lui. Le « To be played at maximum volume », indiqué sur la pochette du disque Ziggy Stardust en relève.
* L’architexte est la relation d’un texte au corpus de textes appartenant au même genre, au corpus de textes relevant d’un genre particulier. Son équivalent est essentiel chez Bowie, lui qui a fait beaucoup d’exercices de style.
* L’équivalent des hypertextes (que Genette relie à l’hypotexte) sont les « reprises » que Bowie à réalisées. On a dit de lui qu’il a beaucoup repris de chansons d’autres artistes, qu’il a parfois même excellé dans cet art. L’équivalent de l’hypotexte, c’est donc la chanson originale.
* Le métatexte suppose une sorte de commentaire critique d’un autre texte. On peut se demander si en titrant Zeroes une chanson de l’album Never Let Me Down, Bowie ne se moque pas un peu de lui-même, de sa chanson Heroes… En chantant « My mama said to get things done, you better not mess with major Tom » dans la chanson Ashes To Ashes, dont le titre est une référence à la biblique, Bowie fait une référence critique explicite au personnage de sa chanson Space Oddity dont le nom était une allusion à l’héroïne… chanson dont le titre était une référence au film de Kubrick 2001, A Space Odissey.
Il y aurait un intérêt, à travers l’exemple de Bowie, d’affiner ces catégories, de trouver des sous-catégories, de montrer concrètement qu’une œuvre peut relever de plusieurs catégories à la fois, de voir si des termes plus appropriés à l’art musical pourraient être trouvés (Genette travaille dans le domaine de la littérature), mais cela dépasse le cadre de cette interview.
Nous dirons quand même que le « paratexte » peut par exemple avoir une visée directement interne ou prendre un détour externe : de la première catégorie relève le titre de l’album Hunky Dory qui veut dire « Excellent » et qui peut être une manière de donner une appréciation sur l’album lui-même ; de la seconde relève l’inscription faite sur la pochette à côté du titre de la chanson Queen Bitch : « Inspiré par le Velvet Underground ». Avec la mention « To be played at maximum volume » sur la pochette de l’album Ziggy Stardust, on a les deux cas de figure car Bowie propose de jouer le disque à haut volume - car c’est une œuvre foncièrement rock et qui parle de violence - en faisant une référence comparative au groupe Slade qui avait titré son second album Play It Loud. On peut dire aussi que sont fusionnés ici « paratexte » et « intertexte ».
Quand Bowie inclut des chansons de ses albums glam dans David Live, il a effectué un véritable travail de reprises de ses propres chansons en changeant la référence « architextuelle » ou en faisant des références à plusieurs genres musicaux : le rock et la soul.
Une chanson comme Aladdin Sane est très complexe du point de vue de la « transtextualité ». Cette chanson glam a un riff de basse probablement pris chez les Kinks, elle inclut un solo de piano free jazz, se transforme en soul en 1974, est inspirée comme certains le pense par le roman de Evelyn Waugh, « Vile Bodies » (1930), et à un titre qui est un paratexte en forme de jeu de mot (A Lad Insane) a visée interne et avec une indication prenant un détour externe en sous-titre, les années précédant les guerres mondiales : (1913, 1938, 197?). Sans parler d’un autre sous-titre qui mentionne le nom du transatlantique sur lequel Bowie pourrait avoir composé cette chanson : RHMS Ellinis.
Evoquons aussi ce que l’on pourrait nommer un phénomène d’intertextualité à (éventuelle) réduplication. Dans mon livre, je note que le « Wham bam, thank you maam » de la chanson Suffragette City a plusieurs origines, les occurrences pouvant peut-être, ce n’est pas vraiment sûr, découler les unes des autres. Titre d’une chanson de Dean Martin en 1950, d’une autre de Charlie Mingus en 1961 et d’une autre des Small Faces de 1968. Je ne connais pas la chanson de Mingus, mais celle de Dean Martin et celle des Small Faces sont différentes.
Un autre exemple plus évident : la ligne de basse du morceau de Bowie Strangers When We Meet (1993) est tirée de celle d’une autre chanson de Bowie : Join The Gang (1966), laquelle ligne de basse était reprise de la chanson du Spencer Davis Group : Gimme Some Loving (1966).
LC : Merci d’avoir joué le jeu Enrique !
Le phénomène Ziggy Stardust et autres essais Enrique Seknadje (Camion blanc)