Ce que j’emporterais sur l’île déserte est une question que je ne me pose jamais. Je suis dans l’île déserte : mon corps est posé là, assis, debout, il marche, il court, mais alentour il n’est rien qui vienne me rejoindre et les Vendredis que je croise sont des sauvages souvent aimables certes, cependant ma peau demeure entourée de l’air du temps, se consolant de l’aimantation vaine par des rêves de mers rabattues et de chants d’exception que je laisse filtrer à l’intérieur de mon île. Il faut dire qu’il y a de la place : l’enfance fut un désert ce qui par chance redouble les espaces où le charme peut s’ébattre autant qu’il veut. Ainsi en va-t-il à peu près de chacun de nous.
Il est des solitudes solaires qui laissent autour d’elles vibrer des rayons plus purs, comme les éclats réverbérés sur la Méditerranée où je vois naître les temples et les dieux. Non, même là, je sais que la page est tournée, le sang d’Agamemnon est sec, envolé, les éclairs de Zeus ne font plus peur qu’aux touristes et si mon île s’y ressource parfois, c’est à cause du baume bruissant des rocs fendus, eau limpide qui chante des épopées lointaines pour mes soirées fragiles.
Me vient en secours un ruisseau dont je dirai l’excellence car les humeurs s’y rassemblent, c’est dans l’île l’eau potable, et même si j’ai pu parfois évoquer d’autres précieux ruisselets ou des vents d’extrême force, il va de soi que ce ruisseau (Bach) et son Clavier bien Tempéré offrent à ma terre assoiffée un ensemble de sources innombrables où les humeurs se retrouvent sagement décrites, méditatives. C’est un murmure intérieur conçu à l’origine pour l’éducation des doigts et les vrais éducateurs seuls peuvent comprendre la beauté d’une œuvre élaborée dans un tel but. C’est un chant pour les mains et les tympans qui trace à jamais les humeurs de toutes les tonalités possibles comme si un peintre rassemblait la suite des nuances en une seule œuvre. Mon île déserte déborde de ce ruisseau sonore, elle s’y retrouve en harmonie car ces vingt quatre pièces sont autant de méditations sages, folles, songeuses, enjouées ; elles ne parlent pas à la foule, ne déplacent pas les montagnes, mais se posent au présent, un présent tellement vif, si vécu, si touchant aux mains et aux corps lestés d’esprit qu’on croirait que l’encre qui les traça n’a jamais su sécher. Son austérité apparente la préserve comme un ombrage généreux de tout tapage intempestif, si bien que mon île déserte en résonne dans son intégralité depuis la première audition.
Conscient que l’île déserte est insatiable, Bach a eu la bonne idée d’écrire un second volume des mêmes exercices et, enclos dans l’île, je me réjouis d’avoir tant à écouter.