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Arlt, le sourire du mal
Article paru dans l’édition du 09.05.97
usqu’en 1981, aucune bibliographie française ne faisait mention de l’écrivain argentin Roberto Arlt. Puis dégringola ce météore brûlant, Les Sept Fous, publié en Argentine en 1929. Nous aurons donc attendu cinquante-deux ans ce chef-d’oeuvre. Sans doute lui aurait-il fallu la reconnaissance soigneusement refusée de Borges, dont le long règne en a étouffé plus d’un. La littérature argentine fourmille d’allusions exaspérées ou découragées au pouvoir de celui que Gombrowicz brocarde avec férocité dans le personnage du « Grand Écrivain » deTransatlantique, tandis que CortÁzar secoue perfidement le joug du style borgesien dans Cronopes et Fameux. Arlt, lui, avait conscience d’être aux antipodes de ce style-là. Autodidacte, il tentait de s’affirmer contre un véritable monument de culture.Qui sont ces sept fous ? Six hommes, une femme, sept âmes malades de misère et de rêves exaltés dans la Buenos Aires corrompue des années 20, sept âmes marginalisées, striées de blessures par où s’engouffrent pêle-mêle des absolus de pacotille, sept âmes assoiffées de pureté, mais l’or ici est aussitôt changé en plomb, et pour un coin de ciel bleu aperçu par l’une d’entre elles, ce sont cent crimes que toutes ensemble préparent dans l’ombre pour le bonheur de l’humanité.ErdosÁin, menacé d’emprisonnement pour avoir volé 600 pesos dans la caisse de son patron, rencontre l’Astrologue, qui veut fonder une société secrète ayant pour but la régénération de l’homme. A ce noyau se joignent bientôt Elsa, l’épouse infidèle d’ErdosÁin ; un assassin, surnommé L’homme-qui-a-vu-l’accoucheuse ; Ergueta, le pharmacien mystique qui a vu Jésus ; Barsut, l’homme qui prend plaisir à humilier, et enfin le Rufian mélancolique, ancien patron de maisons closes.
C’est comme la version cauchemardesque d’un catalogue à la Prévert : voici que tout est en place pour une apocalypse à sept qui semble préfigurer celles du XXe siècle, dans un aberrant mélange de perversions totalitaires qui appartiennent ou appartiendront bientôt à quelques régimes du continent européen, et que chacun des sept fous exerce contre les six autres… Délire tragique et narquois où se dissimule le sourire du Mal. Car il serait trop facile de tenir ces personnages pour du gibier d’hôpital psychiatrique. Leur folie est précisément celle qui rôde quotidiennement aux franges de nos désirs, de nos rancoeurs, de nos haines.
Mais si Arlt se livre à ces fulgurances prophétiques, il sonde le coeur humain avec la même puissance d’écriture. Les vertiges qui saisissent parfois son lecteur rappellent évidemment ceux que provoquent les romans de Dostoïevski. ErdosÁin, par exemple, est à la fois rongé par les fantasmes les plus communs que puisse inspirer l’extrême pauvreté (rencontrer une princesse de la finance dans une Rolls étincelante) et par un désir de rédemption qu’il ne saura combler qu’en commettant un crime.
On songe à ce qu’écrit Hans Henny Jahnn, un autre grand explorateur de nos ténèbres, dans Le Navire de bois : « La culpabilité précède le crime ». Pour tenir la chronique de cette épopée baroque et abyssale, Arlt invente une langue : chacune de ses phrases est comme une pièce forgée, usinée, durcie à l’aide d’un audacieux système de métaphores tirées de l’industrie et des technologies de pointe de son époque. Lui-même technicien et inventeur raté avant de devenir écrivain, il puise dans sa formation un vocabulaire fait de feu et d’acier, de plomb lourd et de métaux en fusion, de hauts-fourneaux et de laminoirs, qu’il fait servir à l’exploration d’un univers mental aux confins de la démence.
Beaucoup de ces métaphores frôlent le ridicule. Elles y échappent uniquement parce que l’écrivain les poursuit jusque dans leurs derniers retranchements, parfois sur un mode quasi hallucinatoire. A ce titre, la lecture d’Arlt n’a rien d’une sinécure. Il faut accepter d’y être charrié par un flot incandescent.
JEAN-PIERRE MAUREL
source: www.lemonde.fr