Le dîner s’acheva, la grand-mère débarrassa la table en disparaissant sans bruit de la terrasse. Les yeux des quatre enfants commencèrent à se fermer après cette journée épuisante. Les batailles d’eau sur la plage, les châteaux de sables érigés et saccagés, les poursuites à travers les citronniers au fond du jardin. Mais un événement manquait pour clore la journée avec délice. Cette distraction improvisée lors de leurs premières vacances chez leurs grands-parents s’était imposée au cours de ces soirées de juillet comme une véritable tradition.
Les enfants s’impatientaient seuls autour de la table. Ils attendaient le signal, se jetant des regards malicieux et radieux. Le grand-père ayant feint d’aider sa femme en cuisine, se préparait en fait à démarrer la joyeuse cérémonie. Cette cachotterie, qui n’en était plus une depuis longtemps, représentait le prélude au rituel. L’homme sortit un 33 tours et l’installa sur la platine. Il souleva la tête de lecture et posa le diamant sur le sillon.
Une fanfare se mit à jouer sous la direction d’un chef orchestre invisible. Les enfants quittèrent la table et se précipitèrent dans le salon, s’alignant excités mais avec précision sur le canapé de cuir noir. E tout de suite après, comme par enchantement, leur grand-père réapparu de derrière la porte. Les applaudissements éclatèrent. Le vieil homme entama alors une danse empruntant à toutes les styles. Ses mouvements étaient lents mais toujours étranges et facétieux. Il avançait, reculait, tournoyait, le dos légèrement courbé, agitait les bras, et se prenait parfois, l’espace d’une seconde, pour une majorette. Les enfants exultèrent et inondèrent l’univers d’éclats de rire euphorique. Et puis, en même temps que tous ces mouvements hétéroclites et savoureux, le vieillard s’effeuillait progressivement, ôtant un à un ses habits. Et à chaque mesure, quand la grosse caisse et les cymbales explosaient à l’unisson, il lançait un vêtement à travers la pièce d’un geste extravagant. Et, à chaque fois, les rires des gamins explosèrent à leur tour à l’unisson.
Maintenant, seule sa culotte protégeait l’homme de la nudité. C’est à ce moment là que les enfants réclamaient à tue-tête le pyjama. Leur grand-père se retournait alors et extirpa d’un sac posé sur la commode derrière lui les deux pièces de son habit de nuit. Il les enfila impassiblement tout en poursuivant ses contorsions chorégraphiques. Une fois revêtu entièrement, le vieil homme s’immobilisa, simulant un regard grave prêt à sévir.
C’était au tour des enfants d’intervenir. Sans hésiter, ils se ruèrent hors du canapé et prirent leur pyjama déposé sous les cousins par leur grand-mère au cours de la journée. Ils formaient ensuite une ronde autour de leur grand-père et faisaient tourbillonner leur pyjama au-dessus de leur tête. Puis, ils se mirent à leur tour à changer de tenue au rythme de la musique qu’ils connaissaient par cœur. A ce stade, la farandole se transformait en brouhaha et bousculade. Une fois en pyjama, les enfants s’immobilisèrent et affectèrent le même sérieux que leur grand-père. Ils refermèrent alors le cercle en se tenant la main, emprisonnant leur grand-père. Tous les cinq attendirent ensuite que la fanfare cessa de jouer. Quand le musique se taisait enfin, un « bonne nuit papy » retentissait en chœur dans la maison silencieuse et les enfants l’embrassèrent tour à tour avant de rejoindre leur chambre.