Un enthousiasme frénétique m’a poussé jusqu’à lui proposer une interview. Je vous la livre avec un plaisir non dissimulé.
Yves, que vous inspire sans réfléchir le mot "Beat" ?
Le beat qui rythme un morceau de jazz, le beat du cœur qui bat sous l’excitation, l’extase, la soif, la fureur de vivre; mais aussi le beat qui vient de beaten, battu, perdu, le gars clodo qui vit dans la dèche et essaie de sur-vivre.
Yves Budin, dessinateur et illustrateur, que doit-on comprendre de cela tant les deux exercices semblent être pour vous d'une facilité déconcertante ? N'êtes-vous pas tout simplement passionné ?
Merci pour le compliment, tout d’abord. Passionné par le dessin, oui, je le suis. Gribouiller, dessiner, illustrer : cela relève de la nécessité, d’un besoin fondamental, pratiquement quotidien de créer, de rendre sur papier des images mentales. Et cela depuis l’enfance. Il n’y a d’art que celui qui découle de la nécessité. Sinon, à quoi bon ?
Quand avez-vous connu Jack Kerouac et comment vous est venue l'idée de ce livre «Visions de Kerouac» ?
A l’âge de seize ans, comme je préparais avec mon frère un voyage sur la Côte Ouest des Etats-Unis, j’ai feuilleté le « Guide du Routard ». Il présentait, parmi les « Livres de Route », le roman-culte de Kerouac, Sur la Route. C’est mon frère qui a d’abord lu le livre, puis me l’a passé, en me précisant que j’allais certainement savourer ce délirant héros qu’était Dean Moriarty (Neal Cassady) ainsi que les passages sur San Francisco et ses boîtes de jazz. Le livre convenait parfaitement en guise d’introduction au voyage réel. Un ami m’a passé par la suite «Les Clochards Célestes» et «Les Anges de la Désolation», que j’ai avalés avec délectation. Et bam ! J’ai eu envie d’aller moi aussi bourlinguer de par le monde en général, et sur cette satanée panse sauvage de l’Amérique. Depuis, j’ai lu sur Kerouac pratiquement tout ce qui a été publié. Lu et relu, à des âges et avec des points de vue différents. Kerouac fait partie, au même titre que Joseph Conrad, Henry Miller, Jim Harrison, de ces écrivains vers lesquels je ne me lasse pas de revenir, avec des niveaux de lecture et de sensibilités différents : leur voix ont changé. J’ai changé. J’ai maintenant trente-cinq ans et ce bon vieux Jack, je le considère dorénavant comme un vieux pote, en quelque sorte… Je ne le vois plus avec mes yeux de jeune adolescent naïf, prétentieux, avide d’espaces, de perles rares, et de mystérieux délices. Mes yeux et mon approche ont changé. Mon esprit critique s’est acéré. Et c’est tant mieux. Nous avons mûri. La lecture de l’incroyable biographie de Gerald Nicosia, « Memory Babe », a achevé de me persuader que je commençais à vraiment bien connaître le bonhomme, son écriture, sa prosodie, son univers, ses qualités et ses travers. Le projet d’écrire sur Kerouac et d’illustrer mes propres « visions » s’est naturellement concrétisé.
Qu'entendez-vous par Visions? Une reconstitution de la vie de Jack Kerouac ? Des impressions sur le personnage ou une envie de créer vous-même un univers des plus réalistes qu'a pu être l'existence du poète Beat ?
Un peu des trois. Le terme « Visions », comme vous le savez, est directement emprunté à la genèse beat et à l’univers de Kerouac. Chez Kerouac, le sens du mot beat est d’ailleurs mystique : beat vient de beatific, la béatitude d’avoir eu la vision de la face de Dieu. Deux de ses bouquins s’intitulent « Visions de Gérard » ( le frère de Jack ) et « Visions de Cody » ( autre pseudonyme de Neal Cassady ). Voilà pour la référence première. Ensuite, je trouvais que le terme « Visions » s’appliquait parfaitement à ma démarche artistique : illustrer de façon personnelle, expressionniste les images mentales qui me sont venues suite aux lectures de l’œuvre de Kerouac et des autres écrivains liés à la beat generation .
Vous avez appris "à dessiner dans une collection de BD et la littérature US vous a initié aux voyages". Maintenant que vous maîtrisez les deux, qu'avez-vous comme projet littéraire ou artistique ?
Je travaille surtout en tant que peintre et illustrateur : je dessine énormément autour du thème de la musique ( jazz, rock, punk, blues, hip-hop, … ). Beaucoup de mes dessins se retrouvent sur les pochettes, sites, myspace de groupes, ou de personnalités que j’admire issus de la scène artistique tels que The White Stripes, Tricky, Erik Truffaz, The Kills, Steve Coleman, mais aussi Jim Jarmusch, Syd Barrett, Miles Davis, etc… J’expose assez souvent et depuis quelques années mes dessins originaux en Belgique et en France. Je compte faire un troisième volet de mes « Visions » consacré à un autre de mes héros artistiques : David Bowie.
Comment avez-vous décidé de l'organisation de Visions de Kerouac entre textes et illustrations qui ressemble à un abécédaire précis sur le poète et sur la Beat Generation en général ?
Il y a trois ans, j’ai publié chez le même éditeur (Les Carnets du Dessert de Lune) une monographie expressionniste de Miles Davis ( « Visions of Miles » ). Pour ce premier livre, j’étais parti de multiples dessins de Miles Davis que j’avais réalisés pour des expos et avais écrit des textes visant à les rehausser, les légender de façon poétique. Pour le « Kerouac », j’ai fait tout le contraire : j’ai d’abord écrit tous les textes ( il s’agissait quand même de se mesurer à une grande voix de la littérature nord-américaine d’après-guerre, n’est-ce pas ?! ), que j’ai ensuite illustré à ma façon.
N'est-ce pas difficile de se lancer dans des illustrations de Jack Kerouac tant sa vie a été complexe et tortueuse. Autrement dit, sur quoi vous êtes vous lancé dès les premiers croquis ?
Etonnement, je n’ai pas réellement éprouvé de difficultés à illustrer la vie de Kerouac : l’iconographie liée à la beat generation est tellement luxuriante qu’il est quasiment impossible de rater son modèle. Gloire soit rendue à Allen Ginsberg, soit dit en passant ! Ce sacré gaillard a quand même eu – le premier ? – la conscience séminale que Kerouac, lui et toute la bande faisaient partie d’un mouvement artistique, littéraire qui allait marquer les esprits et s’inscrire dans l’histoire, d’une certaine façon. Ses nombreux et excellents clichés ( et ses annotations ) de la beat era sont une mine dans laquelle je me suis plongé et abîmé avec passion. Concernant les premiers croquis, et pour me faire la main, je me suis basé sur mes propres photos de voyage : mes clichés de San Francisco, du café Vesuvio, de la librairie City Lights, du quartier de North Beach ; et mes photos de la Route américaine : les voies ferrées, les cieux de l’Utah, les hobos, les crépuscules, et ( Yves Budin murmure : Ah ouh mon pote mon pote mon pote ! Ai envie d’y retourner, là, maintenant ! GO !). Ce serait d’ailleurs un chouette projet : retourner à San Fran’ et dessiner, dessiner, dessiner. Sûr que je ramènerais des carnets de croquis remplis à ras bord de savoureuses visions !
Quel est pour vous le livre le plus abouti de Jack Kerouac ?
Pour l’initiation aux voyages, et pour la qualité de la prosodie tout simplement, je conseillerais «Les Anges de la Désolation» ; pour le rendu de l’atmosphère musicale des boîtes de jazz et de la réalité des Blacks au quotidien dans les années ’50 et pour une introduction aux personnalités de la Beat Generation ( avec un who’s who afin de savoir qui est qui derrière la forêt de pseudos ) : certains passages de Sur la Route ; mais j’ai également un faible pour «Les Clochards Célestes», la présence du personnage de Japhy Ryder ( le grand poète Gary Snyder, toujours en vie ! ) y étant pour quelque chose ! Pour le Blues et les innovations littéraires et poétiques : The Book of Blues. Enfin, pour le fantasme sexuel pur et dur suscité par une apparition angélique sur la Route, je conseillerai la lecture de la nouvelle Vraie Blonde…
Quelle est la journée type de l'illustrateur Yves Budin ?
Je donne cours la journée ( je suis professeur de français et d’histoire dans l’enseignement secondaire, en Belgique ), je m’occupe de mes enfants en soirée, et je dessine durant la nuit. Le reste du temps, je savoure avec ma compagne et attends le prochain kick.
Je dormirai un autre jour.
On lit sur votre site : sac à dos. voyages. music non stop et professeur de français. Quelle a été alors l'adolescence d'Yves Budin ?
Un univers coloré, excitant, sonore, ensoleillé : entouré de bandes dessinées, de romans d’aventure, de livres d’art. Beaucoup de sport (cyclisme sur route). Et des voyages, tous marquants de façon bénéfique. Et de la musique, tout le temps : David Bowie, Pixies, Rolling Stones, Beck, Jane’s Addiction, Aphex Twin, etc…
Yves Budin, avez-vous un Big Sur ?
Hum…?... Big Sur dans le sens millerien - le Paradis sur Terre – ou dans le sens beat vécu par Kerouac – l’Enfer sur Terre, le Delirium causé par le Nexus d’alcool ?
Dans le sens havre de paix sur terre façon Henry Miller, je dirais que le quartier de North Beach de San Francisco est un de mes endroits bénéfiques ; la première fois que je m’y suis promené, je m’y sentais comme un poisson dans l’eau, comme si j’étais déjà venu là auparavant ; je pouvais m’y perdre et m’y retrouver sans guide, sans plan. L’impression d’être chez moi, de connaître les gens, les humeurs, le nom de toutes les rues, les saveurs, les couleurs, … Il y a comme ça d’autres spots de part le monde qui sont pour moi chargés d’ondes bénéfiques (mais ça, c’est une autre histoire ).
Un Big Sur dans le sens kerouacien du terme ( un des cercles de perdition, de l’Enfer), je n’ai, heureusement, pas encore rencontré mon Big Sur. But, hell yes, keep eyes wide open…
Après Jack Kerouac, Miles Davis, quel sera le prochain ?
David Bowie, assurément. Cette icône des XXe et XXIe siècles n’a pratiquement pas été illustré, graphiquement parlant – mis à part par le peintre belge Peellaert. Je compte mettre le nouveau projet sur les rails. A bon entendeur…
Une phrase de votre cru pour achever de vous présenter à nos lecteurs ....
Je lève mon verre ami & savoure à votre santé…