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Etat chronique de poésie 920

Publié le 19 juin 2010 par Xavierlaine081

920

Devant toute la famille réunie, autour d’un repas qui n’est pas de fête mais s’en approche (on a dressé la nappe, et sorti porcelaine de Limoges et couvertes d’argent), le voici, légèrement grisé de cette ambiance qui lui semble détendue.

Il se lève, cherche un instant sa voix de stentor et entonne quelque chants vaguement appris lors de ces camps de jeunesse qui lui transportaient l’âme.

Il chante à gorge déployée. Tout à l’ivressede son chant il ne voit rien des regards qui s’échangent, légèrement circonspects.

On se racle, ici et là, la gorge devant cette intrus adolescent qui ne saura, décidément, jamais se tenir.

Car le monde, vois-tu, mon fils, n’est pas ce que tu crois. J’entends bien ton chant et ta vocation, mais il te faut reconnaître que tout ceci n’est que vil amusement ; doux rêves, chère pacotille.

Ce qu’il te faut mon fils, ce n’est pas d’apprendre le piano comme tu nous en fais la demande depuis si longtemps, c’est de te trouver un métier, un vrai, un qui rapporte…

Il n’entend rien. Il chante. Qu’un léger sentiment de malaise l’habite, une vague honte, une imperceptible blessure s’insinue entre deux vocalises, il demeure sourd à ces signaux. Simplement, on l’écoute avec condescendance, mais c’est pour mieux lui faire comprendre qu’il fait fausse route, que son destin est ailleurs, vers des sphères sociales plus gratifiantes.

Lui, sa gratification, il la prend dans ces instants quile suspendent à trois fois rien : un air qui se répand dans l’instant. Il est alors heureux, comme on peut l’être à quinze ans, et qu’on se découvre un organe, une voix à défaut d’une voie.

Car on s’en moque, à quinze ans, de se trouver une voie. On cherche ici et maintenant la jouissance de l’immédiat. C’est comme si, rien ne comptait d’autre que de boire à la source de l’heure. On se satisfait d’un chant de cigales, de longues fugues maritimes dans le parfum de résine des pins grillés de soleil. L’esprit s’abreuve, boulimique il avale tout.
Et, au détour d’un rêve, à brûle pourpoint et sans autre fioritures, on demande au père, assis sur l’esprit des trente glorieuse, de pouvoir devenir musicien, écrivain, poète.

Et le père écarquille des yeux ronds, vaguement inquiets de ce fils qui ne semble pas vouloir prendre le bon chemin, celui de cette gloire qui se nomme carrière, qui gît au fond d’un tiroir en diplôme chèrement conquis sur des bancs de science et d’avenir.

Il faut s’attendre, lorsque l’on choisit le métier de père, d’être parfois décontenancé par sa progéniture.

Celui-là se raidit d’être désarçonné. Il ne sait rien d’autre qu’affirmer haut et fort qu’il n’est pas d’autre chemin que le sien.

Il voit bien, avec les yeux du cœur que quelque chose ne va pas dans son obstination. Et l’autre, ce fils qui le surprend, qui s’imagine pouvoir acheter un peu de tendresse dans des résultats scolaires qui caressent les sentiments paternels dans le sens de ses ambitions…

Alors, il est là, à la fin de ce repas de famille. Ila entendu et accepté les longues conversations qui tournaient toutes autour du pot politique, économique, sans que parole puisse lui être accordée : « On ne parle pas, on laisse les adultes se causer entre eux et on va jouer après le dessert… »

Il est là, il se lève, après la traditionnelle tarte au pomme du dimanche (le dimanche, c’est, invariablement poulet rôti et tarte aux pommes avec parfois la variante Tatin). Il se lève et debout il se met à chanter. Il prend sa revanche sur le silence imposé, et nul n’ose lui clouer le bec.

Il prend, à tue-tête, sa revanche de tous les refus, brisant le tabou du silence en chants éternellement répétés. Il ne sait d’où ça lui vient, ce besoin de chanter, à la fin d’un repas, mais c’est là, alors il profite de cette maigre liberté.

Manosque, 6 mai 2010

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