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Carnet de voyage, carnet de guerre

Publié le 18 juin 2010 par Flavienneuvy

Il m’arrive parfois d’être en déplacement professionnel à l’étranger. Chaque nouveau pays découvert est une source d’enrichissement personnel. Dubrovnik en Croatie, c’est là que mon dernier voyage professionnel m’a conduit tout récemment. Je connais bien l’Afrique mais peu l’Europe centrale. Avant de partir, les questions étaient nombreuses : quel pays allais-je découvrir ? La guerre des Balkans a-t-elle laissé des traces ?

17h25 le Dash 8-400 de Croatia Airlines se pose sur la piste de l’aéroport de Dubrovnik. La chaleur est étouffante, aucun nuage dans le ciel pour s’opposer au soleil. Mon premier regard se porte sur l’aéroport : il est neuf, le matériel utilisé par les employés de l’aéroport (bus, voitures…) est neuf également. A l’intérieur du bâtiment, des boutiques de luxe. Sur la piste des jets privés dont un Falcon.

 

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Les panneaux d’affichage indiquent les vols à l’arrivée et au départ de Dubrovnik. Toutes les grandes capitales européennes sont directement accessibles grâce aux nombreuses compagnies aériennes qui surfent sur le succès de la destination croate. Les touristes sont très nombreux.

 

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Autour de l’aéroport des montagnes arides.L’approche en avion donne une vision claire de la géographie locale : la mer puis la montagne. Entre les deux des villages et quelques routes. Nul besoin de sortir de Saint-Cyr pour comprendre que les crêtes de ces montagnes constituent des positions idéales pour les snipers et les tirs de mortier.

17h55, je récupère ma valise et saute dans un taxi. Il me conduit à l’hôtel situé à 40 minutes de là. Le chauffeur de taxi est impressionnant. Lunettes de soleil, crâne chauve et surtout un gabarit qui en impose. Sur la route je suis frappé par l’état des maisons. On dirait qu’elles sont toutes neuves, les toitures sont flamboyantes. En réalité, 80% des habitations furent détruites pendant la guerre, il a tout fallu reconstruire. Les nombreuses grues témoignent d’une activité économique forte. Les voitures aussi semblent relativement récentes. La mer est superbe, la carte postale parfaite. Mon chauffeur de taxi ne parle pas le Français, nous échangeons quelques mots en anglais mais rien de plus. Une fois à l’hôtel le chauffeur de taxi me propose de revenir me chercher le lendemain pour me reconduire à l’aéroport. Marché conclu. Le lendemain matin, une fois mon travail terminé, je profite de l’heure qui me reste pour me promener le long de la mer. Le paysage est idyllique, le soleil brille et je ne peux m’empêcher de penser à la grisaille qui me tend les bras en France. Vraiment pas pressé de rentrer.

13h00, le taxi est ponctuel et avant même de démarrer, le chauffeur me tend sa carte de visite pour la prochaine fois me dit-il. Yvo, c’est le prénom que je découvre sur cette carte, semble de bonne humeur. Direction l’aéroport. Le ciel bleu, la mer, tout est parfait mais j’ai le sentiment que cette carte postale pour touristes n’est qu’une facette de la ville et de la région. Nous avons 40 minutes à passer ensemble alors je décide d’engager la conversation avec mon anglais approximatif. C’est plus fort que moi, il faut que j’aborde le sujet qui ma taraude et je lance à Yvo : « Je n’arrive pas à croire que c’était la guerre ici il y a 15 ans ». Yvo démarre au quart de tour et commence par me montrer ses blessures de guerre : sa jambe gauche est bleue, des éclats visibles sur la peau. « Une grenade » m’explique-t-il. «  J’ai toujours mal et certaines nuits je n’arrive pas à dormir à cause de la douleur ». Yvo est un ancien soldat et il a fait la guerre. Je n’arrive plus à l’arrêter. Il parle, fait des grands gestes et me montre ces fameuses crêtes qui ont fait tant de mal aux populations civiles. Derrière la montagne c’est le Montenegro, la Serbie. Puis, à mi chemin, il fait demi-tour. Il m’explique qu’il veut me faire voir l’ancien quartier général des soldats Croates. Bien sûr, ces bâtiments ne sont pas visibles de la route et les touristes ne peuvent donc les voir. Le chemin est abandonné. Après 10 minutes,les deux bâtiments sont là, devant moi, brisés, détruits, pulvérisés.

 

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L’atmosphère est étrange. Nous sommes deux, Yvo et moi. Il veut me faire visiter les lieux qu’il connaît par cœur pour y avoir combattu pendant de nombreux mois. Il veut que je  fasse des photos, beaucoup de photos. Je lui propose de le prendre en photo. Il est d'accord mais il  veut prendre la pose et en vieux soldat qu'il est ne peut s'empêcher de faire le V de la victoire.

Puis il m’explique « le 25 août 1994, l’attaque a commencé à 4 heures du matin ». Sa voix est plus forte que jamais, il fait des gestes, me montre les impacts d’obus. Je ne comprends pas tout ce qu’il dit, son anglais est aussi approximatif que le mien. Peu importe, ses gestes brusques, le timbre de sa voix, Yvo est revenu 15 ans en arrière. "Des armes non conventionnelles ont été utilisées", me dit-il. Il me parle de bombes au phosphore et comme pour prouver ses propos, pointe du doigt des traces qui, d’après lui, sont dues au phosphore. « Personne ne peut s’imaginer ce qui s’est passé ici » me dit-il en parlant toujours plus fort. Je lui demande s’il a tué. Question stupide et indécente de ma part, je ne sais pas pourquoi je lui ai posé cette question. Son regard se fige et sa réponse fuse d’une voix douce, presque inaudible : « yes ». Je ne savais plus quoi dire. Le silence me parut interminable puis Yvo enchaîne : « j’ai tué mais j’ai souffert, ma famille a souffert, j’ai vu beaucoup de monde mourir autour de moi». L’émotion est palpable. Le grand gaillard que j’ai en face de moi a la voix qui tremble, enlève ses lunettes pour écraser une larme. Ses yeux sont bleus, aussi bleus que le ciel mais c’est la tristesse que je peux lire dans son regard. « Pourquoi cette guerre ?» lui ai-je alors demandé. « I don t know ». Yvo ne sait pas, Yvo ne sait plus. Moi non plus. Capable du meilleur comme du pire, l’Homme ne sait parfois même plus pourquoi il fait guerre ou pourquoi il a fait la guerre. Pour la suite du parcours, Yvo s’est muré dans un silence pesant, perdu dans ses souvenirs sans doute, perdu dans cette sale guerre qui fît plusieurs dizaines de milliers de morts (80 000) en plein cœur de l’Europe. Une fois arrivés, Yvo me remercia. « Ces histoires n’intéressent pas les touristes » me dit-il, « ils ne sont pas là pour çà. Je suis heureux que vous vous soyez un peu intéressé à notre douloureuse histoire ». J’aime bien les chauffeurs de taxi, ce sont de formidables témoins du monde contemporain.

Au moment de se dire au revoir, Yvo me demande si j’ai bien gardé sa carte de visite pour le contacter lors de mon prochain passage à Dubrovnik. Il peut me loger, me faire visiter les environs. Business is business.


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