L'ancien et le moderne

Les Arabes s'aperçurent que, contrairement à ce qu'on leur avait dit, loin d'être préjudiciable, l'immigration juive était profitable. En effet, des terres qui semblaient sans avenir possible - sables, marécages - se couvraient de cultures et d'arbres. [...] Voici une ville arabe. Comme elle se marie bien au paysage ! Ses maisons cubiques, ses terrasses épousent fidèlement la forme de collines sur lesquelles elles sont bâties. Point de recherche. Une sobre, une fluide conformité. Ses habitants mêmes font partie du décor. Lents, harmonieux, ils marchent avec une paresse dont ils font de la beauté. Leurs vêtements forment un étonnant ramassis de loques, mais le soleil les a si bien fanées que leurs couleurs sont douces et nobles et que ces bergers sordides ont la majesté des rois en guenilles.Les villes et les hameaux juifs, au contraire, portent la marque de l'Occident, on serait même tenté de dire : de l'Amérique. Ils ont poussé vite, suivant un tracé primitif et brutal. La pluie, le soleil et le vent n'ont pu encore les teindre à l'unisson du paysage. Les colons, avec leur pantalon de toile et leur chemise ouverte, font songer aux planteurs du Far West. Leur activité, leur ardeur au travail, leur soif de produire, tout cela semble heurter le calme horizon et le ciel immobile. Esthétiquement, l'Arabe, sans peine, l'emporte sur le Juif.Mais voici la rançon de cette supériorité : une stagnation mortelle, la misère d'un pays qui fut fertile, les terres en friche, les marécages pestilentiels, le trachome qui rend aveugle une proportion terrifiante des enfants, un manque d'hygiène tel que, ayant acheté un village arabe pour y construire la ville d'Afullé, l'organisation sioniste dut commencer par en faire sortir des milliers de chariots d'immondices.

Joseph Kessel, Le Temps de l'espérance, Reportages 1919-1929, "La résurrection d'Israël", chapitre 3.
Je crois que tout est dit. Non pas sur le conflit israélo-palestinien, mais sur l'opposition entre une société moderne, technicienne, et une société traditionnelle enracinée.