La littérature antibiotique de Diego Vecchio
Par MATHIEU LINDONDiego Vecchio, Microbes Traduit de l’espagnol (Argentine) par Denis Amutio. L’Arbre vengeur, 206 pp., 15€.
Dans l’histoire compliquée des liens entre science et littérature, Microbes, de l’Argentin Diego Vecchio né en 1969, est un événement. On connaît les écrivains médecins (Tchékhov, Céline). Mais la question est ici : comment guérir par la littérature ? Pas psychiquement mais bien organiquement. Avec une érudition humoristique et une imagination aussi fantaisiste que rigoureuse, les neuf nouvelles du recueil présentent des cas rares. Chacune découvre une maladie dans une région du monde différente pour mieux arriver à une ironie universelle qui ne laisserait aucune littérature debout (ni la scandinave, ni la russe, ni la nord-américaine, ni la japonaise, ni l’argentine…). Cette mondialisation est explicitée dans le dernier texte, quand il s’agit «de ce que tout le monde appelait à Paris la fièvre espagnole des bordels ; mais qu’on nommait en Belgique morbo galicus, en Hollande, le mal belge et en Prusse la peste hollandaise et ainsi de suite jusqu’en Chine».
Dans la première nouvelle, madame Kristensen raconte, pour les endormir, des histoires si efficaces à ses enfants que, de fil en aiguille, elle en vient à publier divers recueils de contes dont la lecture signifie guérison, «Contes pour enfants atteints d’otite aiguë purulente», «Contes pour enfants atteints de rougeole», «Contes pour enfants atteints de coqueluche». Mais c’est un lieu commun que l’écrivain a parfois du mal à sortir indemne de l’aventure de l’écriture. «Une telle frénésie productive finit, bien entendu, par épuiser son système immunitaire. […] Madame Kristensen avait passé trop d’heures à écrire près du fourneau allumé, afin que ses doigts ne gèlent pas, tout en respirant un air vicié par l’anhydride carbonique, qu’exhale bien évidemment le fourneau, et par l’anhydride carbonique qu’exhale de manière moins évidente un corps qui écrit, et dépense à cet effet 74 calories par ligne.» Sa santé physique, voici ce que l’écrivain met en jeu en écrivant.
L’inventive drôlerie de Microbes tient du tour de force. Il s’agit d’une reconstruction du monde effectuée juste à travers la médecine et la littérature et d’où tout le reste découle. La première phrase de «L’homme au tabac» raconte que la Southern Tobacco Company a été condamnée à payer deux millions de dollars à Joshua Lynn. La deuxième phrase est : «Cette sentence crée un précédent sans pareil dans l’histoire pénale de la littérature, faisant naître l’espoir de milliers d’écrivains fumeurs.» Joshua Lynn est un auteur de science-fiction qui imagine qu’en 2061 le monde recommence à zéro, Dieu refaisant le job, séparant la lumière des ténèbres le premier jour et sans plus d’originalité les jours suivants. A ceci près. «Dieu créa alors l’homme à son image. Et aussi la femme. Plutôt que de prendre une côte à Adam, Dieu lui arrache un ongle. Cet infime détail change radicalement le cours des événements. Dans cette seconde version de l’histoire de l’humanité, Eve n’est pas une créature de chair et d’os, encline aux tentations, mais un être de matière cornée, à demi translucide, croissant de plusieurs millimètres par jour et laissant entrevoir ses viscères.» (Il faut lire le texte pour comprendre l’influence du tabac dans l’affaire.) Dans le cas d’anorexie japonaise de Kathy Ishiyama, on tente d’abord de mettre plusieurs stratégies à l’œuvre. «Monsieur Ishiyama considérait que pour remettre Kathy (32,5 kg) en appétit la meilleure solution était de l’emmener en consultation chez un médecin nutritionniste. Madame Ishiyama, par contre, pensait que la meilleure solution pour remettre Kathy (31,8 kg) en appétit était de recourir aux médecines alternatives du Japon […]. Kathy (30,7 kg) désirait seulement qu’on la laisse tranquille.» Il y a un moyen pour faire manger Kathy, «la phrase surprise des bonbons Shôga», jusqu’à ce qu’une nouvelle campagne publicitaire de la marque ne fasse tourner l’aventure au drame.
Chacune des nouvelles a un aspect joyeux malgré le caractère épouvantable des événements. «L’homme à la cervelle», l’histoire argentine, tourne autour des œuvres d’un écrivain du XIXe qui, à partir d’un héros vampire, «narraient des histoires sanguines plus que sanglantes en parfaite concordance avec les progrès de l’hématologie». A l’époque, les Argentins mangeaient mal, étaient trop gros. «De ce problème de santé publique, Evaristo sut faire une source d’inspiration.» Car son vampire a des papilles gustatives pouvant «identifier, à partir d’une seule goutte extraite de la carotide de la victime, la composition chimique du sang». Et il est capable, chirurgien et laboratoire d’analyse et de transfusion à lui tout seul, de ponctionner, si nécessaire, «des lipides, et rien que des lipides». La réputation des vampires, ici mus par «le souverain bien», en aurait été changée si ne survenait un malencontreux accident de voiture.
© MATHIEU LINDONsource: www.liberation.fr/livres/0101641798-la-litterature-antibiotique-de-diego-vecchio