Publiée vers 1817, cette gravure, qui fait le frontispice de ces quelques notes, fut achetée en 1920 chez mon vieil et érudit ami, Maurice Artus, le dernier des bohèmes romantiques. Fils d'Amédée Artus, le compositeur de tant d'airs célèbres sous le Second Empire, et auteur - entre autres - de la musique du Tour du Monde en quatre-vingts jours, qui fit les délices de nos débuts au théâtre du Châtelet, Maurice Artus, de qui je tiens cette curieuse estampe, vieux Montmartrois, ami de Toulouse-Lautrec et de Zola, est l'un des fondateurs du Vieux Montmartre, et auteur du Théâtre de Montmartre, de l'Elysée-Montmarlre, des Canards Montmartrois, et d'une curieuse histoire manuscrite de la Chapelle des Martyrs (qui était dans la collection de l'exécuteur testamentaire d'Octave Mirbeau, Monsieur Muret).
J'acquis cette gravure qui offrait pour moi un double intérêt (collectionneur de singularités et de bizarreries). Elle faisait partie des phénomènes curieux, d'une part, et elle avait, en second lieu, un intérêt montmartrois.
Je rencontrais chez Artus, Avenue Trudaine, où j'étais un assidu, le Docteur Cabanès, John Grand Carteret, et le Docteur Wykowsky, tous grands collectionneurs de pièces d'intérêt médical.
C'est ce dernier qui me montra un étrange prospectus du Théâtre Comte, où Jacques de Falaise se produisit. C'est lui qui me certifia que Jacques de Falaise fut pendant de nombreuses années employé carrier dans notre vieille Butte et, sur ses dernières années, à celle du Moulin de la Lancette, qui se trouvait sur la partie Est de la Butte et qui devait être engloutie, en 1828, par l'exploitation du plâtre.
Il existe à la Bibliothèque Nationale un autre curieux portrait de Jacques de Falaise, tenant en mains une souris et les divers objets qu'il s'apprêtait à avaler : anguille, bouchons, roses, homard, et la cage contenant un oiseau (non identifiable), ainsi que la fameuse épée. Cette pièce est intitulée : Le Polyphage Jacques de Falaise chez Monsieur Comte. C'est une gravure anonyme de 1817. La vue de Montmartre, jointe à cet article, est une vue générale parue dans l'Almanach Royal de 1813, et fait partie de ma collection. Jacques de Falaise était âgé d'une cinquantaine d'années ; il était d'une moyenne stature et d'un embonpoint médiocre. Pendant trente ans, il a travaillé dans les carrières de Montmartre. Lorsqu'il allait au cabaret, avec ses camarades, il les divertissait en avalant des bouchons de liège et des œufs durs, avec leurs coquilles, Il faillit un jour s'étrangler à la halle en essayant d'avaler une anguille vivante. On l'a vu sur le théâtre des Sieurs Comte de Paris avaler, sans la moindre peine et sans mouvements sensibles de déglutition, d'abord, plusieurs noix entières, puis un fourneau de pipe en terre blanche, trois cartes roulées ensemble, une rose avec ses feuilles et sa tige, un moineau vivant, et une souris également vivante ! Il termina ce plantureux repas en avalant une petite anguille également toute en vie, Il introduisit aussi dans son œsophage treize à quatorze pouces d'une lame d'acier poli d'une longueur de 18 pouces, du poids d'une livre, de 3 lignes d'épaisseur et d'un pouce de largeur ! Il le faisait sans préparation, très lestement, et sans donner le moins du monde l'impression d'un quelconque signe de souffrance.
Après chaque corps solide qu'il avait avalé, Jacques de Falaise buvait un demi verre de vin que l'on disait contenir une préparation tenue secrète. On ne lui voyait faire aucun effort, ni même de mouvements pour tuer dans sa bouche les animaux vivants qu'il allait avaler et il se vantait même de les sentir remuer dans son estomac. Son visage n'offrait aucune trace de digestion pénible. Il était pâle et très ridé, Il mangeait une livre de viande cuite à chacun de ses repas et buvait deux bouteilles de vin, il feignait d'avoir horreur de la chair crue et de ne pouvoir avaler que des animaux vivants. On dit qu'il rendait par le bas les corps solides, les débris d'oiseaux et de souris, dans les 24 heures, et que ce n'était que le 3e jour que sortaient les portions non digérées des anguilles, Ses déjections étaient d'une fétidité extrême. Nous avons vu pendant l'entre deux guerres (1919-1940) deux phénomènes de ce genre : un homophage, le fameux homme-aquarium, qui fit la joie des spectateurs de Médrano. Je veux terminer par l'histoire du Gargantua de la fête de Montmartre (évidemment),
Le propriétaire de cette baraque foraine avait embauché un des dignes successeurs de Jacques de Falaise. Le public affluait extrêmement nombreux à cette attraction peu commune. Le spectacle commençait de très bonne heure, l'après-midi. L'homophage absorbait devant un public médusé des quantités énormes de nourriture et les objets les plus hétéroclites, et, toutes les dix ou quinze minutes – au plus – la séance et le public se renouvelaient. Une foule de plus en plus nombreuse se succédait et l'homophage recommençait et se gavait toujours à une cadence de plus en plus accélérée. Les gens qui sortaient faisaient aux curieux du dehors une énorme publicité en parlant de l'affolante gloutonnerie du personnage qui était à l'intérieur, Mais, à 7 heures, le soir, après une trentaine de séances consécutives, la foule attendait nombreuse pour entrer, quand notre homophage, après ce premier arrêt (le seul depuis cinq heures durant), fit appeler le patron. Celui-ci, surpris, se présenta et demanda : « que voulez-vous» ? Mais Monsieur, dit l'homophage, tout en sortant sa montre de sa poche, il est 7 heures passées, c'est enfin l'heure que j'aille dîner !
J.-R. MICHARD
(Extrait du bulletin Le vieux Montmartre, fascicule n°19, 1957, nouvelle série, 71e année).