Quelques jours après la tornade qui a secoué la blogosphère à propos du projet de loi sur l’anonymat des bloggeurs, Délits d’Opinion donne la parole à l’un des bloggeurs les plus reconnus et qui plus est spécialiste des questions juridiques. Maitre Eolas, a répondu à nos questions en témoignant de sa ferme opposition à cette initiative parlementaire.
Délits d’Opinion : Le 3 mai dernier, le sénateur Masson a déposé une proposition de loi tendant à faciliter l’identification des éditeurs de sites de communication en ligne et en particulier des blogueurs professionnels et non professionnels. Quelle est votre position sur cette question ?
Maitre Eolas : La loi permet à toute personne éditant un site de manière non professionnelle de demeurer anonyme si elle le souhaite, à charge pour elle de communiquer ses données personnelles à son hébergeur qui les tiendra à la disposition de la justice le cas échéant. L’anonymat n’est pas la règle : elle est un choix, donc, -attention, je vais dire un gros mot- une liberté. Cela s’applique aux blogueurs, mais pas qu’à eux. Les utilisateurs d’un site comme flickr, qui permet de publier ses photos, jouissent eux aussi de cet anonymat. Toute personne qui édite un site internet ne le fait pas pour exprimer une opinion ou prendre publiquement parti. Or la proposition Masson les concernerait tout autant.
Ce qu’on ne réalise pas, c’est qu’en fait, dans notre société, l’anonymat est la règle, elle est consubstantielle à la liberté. Nous n’avons pas à nous promener avec notre carte d’identité en sautoir, nous ne sommes même pas obligé d’en détenir une et la police ne peut nous intimer l’ordre d’en justifier que dans des circonstances très précises. Ce n’est pas parce que vous voyez le visage de votre voisin dans le métro que vous connaissez son nom, son adresse, et son numéro de téléphone. Dieu merci. C’est pour cela que nous nous sentons libres.
Quelle sera l’étape suivante ? Ne faudrait-il pas supprimer l’anonymat du vote ? Après tout, un citoyen honnête n’a rien à cacher.
Délits d’Opinion : L’importance croissante prise par Internet n’impose-t-elle pas l’établissement de règles qui tendraient à se rapprocher de celles existantes pour les médias traditionnels ?
Maitre Eolas : Il ne me semblait pas que les journalistes étaient tenus de signer leurs articles avec leur adresse et numéro de téléphone personnels.
Et c’est oublier que les journalistes ne sont pas pénalement responsables de ce qu’ils écrivent : c’est un tiers, le directeur de publication, qui l’est. Les journalistes peuvent être poursuivis comme complices, éventuellement, et quand ils le sont, ils sont défendus par l’avocat du journal et leur condamnation à d’éventuels dommages-intérêts sont pris en charge par le journal. Seule l’amende pénale est légalement censée rester à leur charge (même si en pratique elle est aussi payée par le journal).
Un particulier n’a pas un directeur de la publication, dont le rôle est de valider leur article notamment sur le plan juridique ; ils n’ont pas une structure comme un organe de presse pour prendre en charge leurs frais de justice et leur condamnation. Et surtout, ils ne sont pas payés pour cette activité.
Ce serait donc appliquer les mêmes règles à deux situations totalement différentes. Ce n’est pas de la bonne politique législative.
Délits d’Opinion : Le 10 juin dernier dans un sondage publié par l’institut BVA, 59% des Français affirmaient soutenir ce projet de loi. Comment analysez-vous ce résultat ?
Maitre Eolas : Comme le soulève David Abiker sur son blog, je me demande combien des 1003 personnes interrogées auraient accepté de répondre à cette question si le sondage publiait leur nom, leur adresse, leur numéro de téléphone et la réponse qu’ils y ont donné. Ou ne serait-ce que leur nom. Et je me demande combien de ces 1003 personnes se sont fait cette réflexion.
Le débat s’est principalement porté sur les questions des bloggeurs et moins sur celles des commentaires d’internautes. Défendez-vous la même position vis-à-vis de ce public ? Pour quelles raisons ?
Maitre Eolas : Pour les mêmes raisons. Sur internet, ce qui compte n’est pas qui l’on est mais ce que l’on pense. C’est un lieu de débat d’idées, sur un support écrit. Demander à un commentateur de communiquer toutes ses données personnelles, sans garantie de l’usage qui en sera fait, avant de pouvoir s’exprimer revient à lui interdire de s’exprimer, comme pour nos sondés de tout à l’heure. Une fois le commentaire publié, l’éditeur du site peut librement le modifier ou le retirer s’il est hors sujet, ou illicite. C’est largement suffisant comme protection, surtout quand on sait que moins d’1% des visiteurs d’un site écrit un commentaire, et que probablement guère plus ne les lisent.
Propos recueillis par Raphaël Leclerc
Retrouvez Maître Eolas sur son blog : http://www.maitre-eolas.fr/
Crédit photo : Benjamin Boccas, tous droits réservés.