L'arche des visages - Alexandre Sokourov, L'Arche russe (2002) par Pierre Pigot

Par Fric Frac Club

 

Surtout, ne pas s'arrêter à la seule virtuosité. Un unique plan séquence approchant les cent minutes, tourné à la caméra DV, au fil d'une trentaine de salles d'un des plus beaux et des plus prestigieux musées du monde : mais L'Arche russe d'Alexandre Sokourov est tellement, tellement plus que ça. Surtout lorsqu'on revoit ce film, dans ses lenteurs si peu séduisantes pour le regard superficiel, avec en tête une de ces petites remarques lapidaires qu'on découvre parfois au détour d'un livre ou d'un article, ici pour moi simplement quelques mots de Georges Didi-Huberman en conclusion d'un texte sur les figurants : « on voudrait engager la conversation avec chaque visage aperçu dans "L'Arche russe" ».

Les visages inconnus, ceux des personnages secondaires, ces visages qu'on ne songerait pas toujours à scruter dans le lointain du champ de la caméra, notre œil plus facilement aguiché par la splendeur des lieux ou la beauté des toiles et des sculptures ponctuant chaque pièce, chacune méritant à elle seule que l'on s'arrête peut-être quelques rares secondes sur elles. La caméra est un double regard, celui du narrateur anonyme, alternativement visible et invisible des fantômes entrecroisés de l'Ermitage, tout comme son guide le marquis français, et le nôtre, celui qui se voit offrir ce parcours ; le voyage en huis-clos muséal et palatial est linéaire dans l'espace, tortillant de corridors intimes en salles d'apparat, mais se déplace dans le temps comme un cavalier dans un jeu d'échecs, toujours dans un léger décrochage qui vient sans cesse rebattre les cartes du chaos de l'histoire.

Ce long plan séquence, il n'est pas qu'une technique, un truc marchant à l'épate qui ferait tenir artificiellement les différents morceaux d'époque et de discours ; au contraire, créant une sensation de flux perpétuel, traversant sans rupture différentes atmosphères, différentes lumières, des bleutés froids de l'hiver extérieur aux dorures chaudes des grandes cérémonies en passant par les orangés de bougies des lieux plus intimes, il crée une matière de rêve, un flux onirique constant qui trouve son écho nécessaire dans les marches solitaires, relèves de gardes, agitations futiles, mouvements de danse, ou allures funèbres et statiques de tous les personnages – et il n'est pas jusqu'au léger flou créé par le système numérique qui ne participe finalement de cette pensée esthétique.

Même les moments de stases, de brève extinction, au diapason de la résignation de notre guide volubile, deviennent les trouées qui renforcent l'impression de danse perpétuelle qui suit, voire de « révolution » au sens astronomique du terme ; et les deux fantômes parmi les fantômes qui sont notre fil conducteur erratique ne cessent eux-mêmes, tout juste arrivés quelque part, d'en être chassés ou d'y trouver des raisons de ne pas s'y attarder. C'est comme on le découvre à la fin, une amère course à l'abîme, une fuite qui ne peut mener nulle part. L'arche russe effectue, dans l'histoire de son pays, des coupes stratigraphiques brusques, arbitraires, qui se succèdent avec l'arbitraire qu'on associe qu'aux rêves ; et chaque événement aperçu de loin, de biais ou d'un point de vue anecdotique, baigne alors dans une atmosphère irréelle, sans célébration indue, et pourtant révélant dans sa froideur apparente toute l'étendue de sa réelle importance.

C'est remarquable de voir avec quelle constance la caméra se tient toujours très loin des personnages historiques qui pourtant appelleraient a priori le plus leur attention : la vieille Catherine II s'enfuyant avec son domestique dans une cour enneigée, toujours vue de dos ou de très loin ; Nicolas Ier recevant une ambassade perse, systématiquement filmé de très loin, depuis la foule officielle qui l'entoure, à peine plus signifiant, en réalité, que la figure historique inacessible qu'il est devenu après sa mort ; ou encore Nicolas II prenant le thé en famille, moment marmoréen et spectral que notre connaissance du futur dédouble.

L'arche russe, c'est bien sûr aussi bien l'arche de Noé que celle de Moïse, aussi bien celle qui préserve du cataclysme que celle qui sanctuarise les lois du passé. Encore faut-il avoir compris que l'histoire russe ne s'était sans doute pas encore remise des terribles cassures du siècle dernier. « Quel régime y-a-t-il maintenant, une république ? », demande le marquis au narrateur invisible. « Je ne sais pas », se contente de répondre laconiquement celui-ci. Les temps que nous, spectateurs, vivont, ne sont donc plus ceux des habitants de l'arche-musée-palais ; totalement étrangers à ce qui les a précédés, ils en sont exclus, ne sont qu'une virtualité, quelque chose qui n'a plus tellement d'importance puisque l'arche a déjà largué les amarres, a déjà relégué ce qui ne la concernait plus loin sur ces côtes désolées… Les fantômes règnent, alors que leurs pressentiments, leurs vanités, leurs frayeurs, n'ont déjà plus de signification, sans même qu'ils le sachent ; mais leurs visages conservent leur souvenir.

Le grand défi du cinéaste, dès lors, sera de ne pas sacrifier l'humanité à la splendeur du lieu, le visage à l'uniforme, l'individu à l'art – sur ce dernier point, les milliers de peintures splendides accrochées aux murs sont toujours traitées hors de l'histoire de l'art, le plus souvent comme des trophées occidentaux rapportés chez eux par les tsars et tsarines comme des colifichets, parfois comme des moments d'inquiétante étrangeté, abandonnés hors-cadre, prétextes au discours erratique, avec ses sous-entendus nous échappant, collisions de temporalités, ou à une danse solitaire, aussi enjouée qu'irrémédiablement indéchiffrable.

Ces tableaux d'ailleurs, finissent par se transformer, derrière une porte, en innombrables cadres vides entourant, dans une pièce envahie par la neige, l'homme qui fabrique son propre cercueil dans Leningrad encerclé. Alors, la danse des fillettes impériales dans le corridor devient une poignante futilité gracieuse. La danse… le style de Sokourov a beau paraître, en surface, glacé et immobile, comme lui-même fasciné par les images qu'il crée, c'est bel et bien l'être humain, ou plutôt une vision particulière et émouvante de l'humanité, difficulteuse pour l'œil facile, qu'il dessine en creux, et dans L'arche russe aucune scène n'est plus extraordinaire, à cet égard, que celle du grand bal avec orchestre symphonique.

Dans cette reconstitution soigneuse et magique du dernier bal impérial de 1913, flonflons et mazurkas d'un crépuscule politique, tout semblerait appeler, pour un cinéaste sans imagination, un vaste regard globalisant, qui se contenterait de ne monter que l'ensemble (la séduction immédiate des robes, coiffures et bijoux formant masse, les taches de couleurs vives et sombres à la fois des différents uniformes masculins, la livrée noire des musiciens) et négligerait le détail, en se fiant aux oublis de l'œil.

Mais Sokourov, au contraire, dans cette longue scène finale (sans coupure, rappelons-le), réussit génialement à ne négliger aucun visage, à presque systématiquement privilégier le détail vivant à la reconstitution mort-vivante.Toute la scène fonctionne comme un ensemble sans rupture visible, et pourtant dans les longs travellings qui frôlent et même caressent les danseurs, hommes et femmes, chaque fois un certain type de regard, curieux, malicieux, indifférent, vaniteux, chaque fois un geste, une manière de se tenir, un mouvement de menton, chaque fois une parole, un sourire, font que la personne brièvement aperçue, qui ne devrait être qu'un figurant pour une ou deux secondes d'images fuyantes, condamné à être oublié dès que son voisin apparaît lui-même, acquiert une présence fabuleuse, une humanité immédiate suggérée en seulement quelques signes et qu'il est impossible d'ignorer.

Alors, lorsque la musique s'éteint, que les danses cessent et que le peuple des privilégiés descend le grand escalier vers une disparition qui est sans issue, la nostalgie que le film a tissée pendant toute sa durée révèle brusquement son épaisseur. « Adieu, Europe – c'est fini » : chaque couple, individué jusqu'au bout, semble se blottir pour affronter le néant, tandis que le film s'abîme dans les brumes d'une mer nocturne et hivernale sans temps ni lieu. « On dirait qu'on flotte – c'est comme un rêve » : et en dehors du film, la fantasmagorie historique elle-même se poursuit malgré tout.