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Max | Frontière

Publié le 16 juin 2010 par Aragon

bosch.jpgAu bout du jour,

au bout du jour de la Terre des hommes, il y a ce fossé que tu es en train de franchir Pierrot dans une marche désormais silencieuse, il y a ces pas, il y a le passage d’une frontière inaccessible aux humains. Une marche en avant que tu as retrouvée après des années d’immobilité, des années de souffrance.

La vie, bien plus que la mort est un mystère total. Pourquoi la souffrance? Quand on est confronté à cette question glaciale on est devant un mur abrupt, un mur d’une hauteur vertigineuse, un mur - paroi lisse - que nulle conscience ne peut appréhender et dont l’écho ne rapporte aucune solution, aucune réponse. Celui qui entre dans la souffrance, entre dans sa propre nuit, une nuit certes éclairée en permanence par la présence de la famille qui veille, qui est là, par celle des amis qui viennent de temps à autre, mais une nuit déchirante, car la souffrance est bien l’entrée dans cette grande ténèbre intime, personnelle. Celui qui la subit va au bout de lui-même.

Ta vie entre dans la nuit Pierrot, c’est une marche dans la ténèbre avant d’entrer dans la lumière d’un autre jour. Le jour de grande clarté. Tu te dépouilles dans cette marche qui n’est funeste que pour nous, car elle est celle de notre dépossession de toi Pierrot, de ta présence, de ton sourire, de ta certitude de vie. Un deuil, c’est toujours un partage équitablement tragique. Celui qui reste, porte dans sa chair en véritables stigmates tout ce fardeau de souffrance, car la mort pèse de tout son abominable poids sur les cœurs des vivants, des témoins. Le défunt, lui, est enfin délivré du poids de ses chaînes, enfin délivré de la souffrance.

Pierrot, tes pas t’ont conduit sous bien des latitudes dans ta vie. Ils s’étaient mis très tôt dans ceux des grands anciens de Bazeilles, tu as vu bien des cieux, bien des mers, bien des constellations, bien des pays, bien des hommes, as été le témoin et l’acteur comme tes frères d’arme d’épisodes douloureux entrés depuis dans l’histoire de notre France. Cette histoire dont seuls les acteurs peuvent légitimement parler en connaissance de cause. Une carrière d’arme. Le Saint patron des Troupes de marine est Dieu lui-même. Entendez-vous ce cri de raliement qui termine les cérémonies intimes qui font partie de la vie des régiments? : "Et, au nom de Dieu, Vive la Coloniale!"

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Ce cri Pierrot, tu le laisses à notre porte, tu marches désormais sur un chemin de liberté, je repense à nos jours, à nos soirées passées à l’État-major de Bordeaux. Ta force, ta sérénité, ton sourire tranquille, ce ton toujours mesuré de tes paroles dans nos discussions sur les marches du mess. Nous évoquions Amou, ta retraite qui venait après toutes ces années passées, tu venais juste de faire partie de la première promo nationale de major, tu n’en tirais aucune vanité. Ton regard, ton regard seul parlait pour toi Pierrot. Ton regard…

Je te vois Pierrot et tous ceux qui sont là et qui t’ont connu te voient également. Tu nous salues les uns après les autres dans cette église, tu nous salues et tu nous dis des mots du cœur. Un mot pour chacun. Tu nous dis de ne pas nous en faire, que la vie est justement une sacrée affaire, qu’il faut la boire jusqu’au bout, car peuvent venir si vite le temps d’épreuve et de souffrance. Tu nous dis qu’il faut vivre. Vivre et aimer. C’est ainsi que l’on se prépare à franchir ce fossé qui mène vers ce pays nouveau. C’est ainsi que l’on se prépare à entrer dans la vie comme tu le fais Pierrot...

*

Ces mots je les avais écrits pour ta messe d'enterrement Pierrot, je ne les ai pas lus, ta soeur m'a dit que ce n'était pas la peine, ton neveu polytechnicien avait déjà avancé les siens sur son propre papier. II a lu un bel hommage à son tonton je dois avouer, il a cité Longfellow et je l'ai remercié mentalement d'avoir porté le nom de ce poète dans notre église d'Amou. Qui se souvient d'Évangéline?

Quand tu es mort  Pierrot, j'ai pensé aux visites que je ne t'ai pas faites, aux tuyaux et aux bonbonnes d'oxygène qui fixaient ta vie sur une frange extrêmement ténue, une ligne brisée. J'ai pensé à toutes les mers, tous les océans du monde qui te connaissaient par coeur, que tu savais de même. Des mois, des années ensuite, relié artificiellement à la vie.

Ce matin seize juin deux mille dix, vers six heures tu es venu faire un tour. Je n'ai pas bien compris. Tu fumais une clope, tu étais habillé d'un pull gris en cachemire ras-du-cou très beau,  pantalon de même couleur, bien sapé comme dab. Le cheveu plus court qu'avant, cependant, ton allure légèrement féline était sportive, comme toujours. Tu m'as décrit un peu le tracé suivi pour arriver jusqu'à moi. Très compliqué, ça me paraissait très compliqué. Il était question de lignes droites qui descendaient à pic, qui montaient de même, le trajet avait l'air assez long, le paysage varié. Pas mal, décrit, je le voyais, rien d'effrayant. Très long cependant, un peu comme ces routes en arrière plan des tableaux des maîtres peintres du quattrocento. Tiens, par exemple en débordant juste un peu sur le siècle,  pour vous faire une idée, voyez cet extraordinaire chemin qui s'étend à l'infini, ce pont semblant déployer ses multiples arches sur l'avenir, pas sur le passé, en arrière de la célébrissime Mona Lisa de maître Leonardo.

Ce n'était pas la porte à côté.  J'ai vu que tu avais gagné une poignée de billets verts qui n'étaient pas des dollars à un jeu, mais tu n'en tirais aucune gloire, aucune vanité, t'avais l'argent dans les pognes c'est tout. Tu marchais dans la salle de jeux où nous étions, c'est alors que j'ai remarqué un léger hématome bleui sous ton oeil droit. Tu m'as ensuite parlé de la frontière...



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