Interrogés par l’IFOP et Sud Ouest sur une baisse du salaire des ministres, plus de 80% des Français se disent « plutôt favorables ». Le plus intéressant n’est pas le résultat – somme toute prévisible en pleine crise politique, économique, démocratique etc. – mais le fait même que l’on vienne poser cette question et que l’on introduise dans le débat public cette « révélation » pas vraiment fracassante. L’ombre du couperet plane avec insistance depuis un bon moment en fait, sous une forme ou sous une autre ; baisse des salaires ministériels il y a quelques temps déjà, polémique sur les logements des ministres hier, question du cumul salaire-retraite parlementaire aujourd’hui, ou encore imprécations contre « l’omerta » sur les revenus des politiques … Quelle que soit l’accusation précise, tout revient au bout du compte à l’idée diffuse que nos responsables politiques « touchent trop » et de façon pas assez transparente, dans l’absolu peut-être et par temps de crise à coup sûr.
Poujadisme diront certains ? L’affaire est plus complexe. Bien sûr, la critique du « big government », avec ses bureaucrates trop payés pour leur fonction de parasite, est une thématique classique du populisme de droite, à laquelle la gauche fait d’habitude la sourde oreille. Mais elle sonne doux, dans ce cas particulier, aux tympans progressistes, puisque la ritournelle se pare de l’argument de la justice sociale, avec en bonus la coloration doloriste propre à la gauche « solidaire » qui défend le « care » et les « exclus » : comme l’explique Martine Aubry, « Des ministres rémunérés 14.000 euros brut par mois, les Français ne peuvent pas comprendre alors que leur pouvoir d’achat stagne [ …] C’est inacceptable qu’on gagne 19.000-20.000 euros par mois quand on a fait le choix de l’intérêt général ».
Cette belle unité nationale pour réclamer la guillotine salariale, de François Fillon à la première secrétaire du PS en passant par Martin Hirsch ou François de Rugy, ne va pas sans poser quelques questions. Par-delà la diversité des critiques et des exigences exactes, on remarque d’abord une certaine confusion entre différentes notions de justice sociale et salariale. Première option : « tout travail mérite salaire ». Un travail correctement effectué mérite d’être payé à sa juste valeur, valeur estimée en fonction des grilles salariales idoines, et/ou des tarifs en vigueur sur le marché. C’est la défense de Christine Boutin (on remarquera d’ailleurs que personne ne s’est réellement penché sur la qualité de son travail). Deuxième option (celle de Martine Aubry) : « à contexte général donné, salaire acceptable, ou non ». Que les ministres soient bien payés en temps normal, passe encore. Mais quand les Français se serrent la ceinture, ce n’est plus admissible. Cette option ne dit rien de ce que devrait alors être un salaire admissible, mais elle semble considérer que le fait de « servir l’intérêt général » constitue déjà un salaire symbolique en soit, et impose, conjointement, de savoir sacrifier aux symboles : même si les salaires ministériels pèsent peu au regard des besoins des Français, il est bon, par vertu et par compassion, qu’ils se sacrifient. Troisième option : « les Français vont devoir se serrer la ceinture, leurs élus doivent montrer l’exemple ». C’est le discours de François Fillon, et cela n’est sûrement pas un hasard. Étrangement, personne ne s’interroge sur le sens et l’ordre de l’exemplification. Les ministres et députés doivent-ils se serrer la ceinture en réaction aux efforts déjà consentis par les Français, ou alors, doivent-ils montrer la voie au tour de vis que le gouvernement s’apprête à faire passer, à coup d’austérité et de réforme des retraites au hachoir ?
La fonction ministérielle ou celle de député semblant appartenir à des sphères inatteignables, il n’est probablement pas venu à l’esprit des « Français » sondés par l’IFOP de comparer la forme des efforts demandés à leurs élus avec celle des efforts qu’ils font déjà ou que, plus important, le gouvernement pourrait leur demander de faire. Pourquoi, dans un problème particulier de cumul salaire/retraite, François Fillon s’empresse-t-il avec gourmandise de réclamer que l’on mette fin aux « avantages » en ce domaine de tous les parlementaires, en reprenant la rhétorique qui avait déjà été utilisée pour les régimes spéciaux ? Pourquoi pose-t-on brutalement dans un sondage le concept de baisse des salaires en raison de la crise, si ce n’est, peut-être, pour préparer les Français à en faire de même ?
La polémique est née spontanément du contexte social et économique difficile, ainsi que du cas Boutin, mais il faut reconnaître au gouvernement Fillon une habileté certaine pour la retourner et l’instrumentaliser en sa faveur. Le coup est double : d’une part, on continue à arrondir les angles trop bling bling du sarkozysme originel, en caressant les Français dans le sens du poil, et en livrant quelques têtes à la colère populaire ; d’autre part, on met déjà l’opinion en position d’accepter les régressions sociales sélectives qui ne manqueront pas d’être passées en force par les duettistes Woerth et Fillon dans les prochaines semaines. Comment pourrait-on applaudir aux sacrifices consentis des ministres et députés, et ne pas accepter que l’on en fasse de même pour les citoyens qu’ils représentent ? Ne pas accepter l’idée d’une chasse aux « avantages », sorte de nuit du 4 août sarkozyste, donc à l’envers (ne nous a-t-on pas déjà expliqué que les Français sont trop bien lotis) ? Il y a fort à craindre que le subtil distinguo aubryste (le sacrifice n’incombe qu’aux plus hauts représentants de l’intérêt général) ne pèse pas lourd dans le débat, surtout qu’il suppose d’une certaine manière que les fonctionnaires doivent être nettement moins payés que leurs homologues du privé – idée intéressante qui enchantera probablement le corps enseignant, fidèle gardien de « l’intérêt général » à bas prix. De la cacophonie générale il ne sortira qu’une affirmation, nourrie par les critiques des uns et des autres : l’heure de la diète a sonné, des ministères jusqu’aux chaumières.
Une démocratie adulte aurait tout à gagner à se passer de l’idée « d’exemplarité » telle qu’elle a aujourd’hui cours, et qui est en fait réduite à celle de symbole. Christine Boutin a beau concentrer l’animosité de beaucoup de Français, s’attaquer à ses émoluments ne comblera pas le trou des retraites. Pas plus qu’écorner les revenus de tous les parlementaires et ministres réunis n’impactera l’état du compte en banque des Français dans le besoin … Ces petites polémiques permanentes, qui ont pour principale (seule ?) vertu de répondre momentanément à l’exaspération populaire, écartent en vérité la possibilité d’un débat digne de ce nom sur l’intérêt du plus grand nombre. Plutôt que de s’arracher les cheveux sur les « avantages » d’une micro-« catégorie de Français » comme dit notre premier ministre, on aimerait parler pénibilité, échelle des salaires dans la société, écart de revenus acceptable, et même pourquoi pas salaire maximum, puisque l’idée est dans l’air … Réfléchir en termes de principes généraux, et non de coupables ou de victimes expiatoires. L’application aux cas particuliers suivrait, plus sereinement et utilement. Mais il faudra visiblement attendre. Et espérer que les responsables de l’opposition qui viennent hurler avec les loups (et se perdre, ce faisant, dans le détail) ne s’enferment pas dans le rôle d’idiots utiles du sarkozysme, auquel le citoyen Fillon aimerait probablement bien les cantonner.
Romain Pigenel