La fuite des cerveaux, a un corollaire, les programmes de retour des cerveaux. Valérie Pécresse, qui adore la mise en scène, a reçu aujourd’hui 25 jeunes chercheurs lauréats d’un appel d’offres de l’Agence Nationale de la Recherche destiné à inciter des chercheurs français exilés à revenir travailler en France. Un programme assez réduit, mais pour notre ministre là n’est pas l’essentiel : « Le problème ce n’est pas la quantité, c’est la qualité », a-t-elle dit.
Mais peut-on réellement séparer les deux ? Pour la droite, manifestement oui. Organisant la pénurie d’emplois scientifiques depuis des années, elle se targue de soutenir l’excellence : il s’agirait d’embaucher les meilleurs, et pas les autres. Sur le papier, cela peut sembler cohérent. Sauf que cette approche se heurte au fait que pour avoir la qualité, il faut aussi avoir la quantité. Et cela pour deux raisons principalement.
Tout d’abord, la science n’est pas le seul fait des génies. Certes la plupart des grands chercheurs étaient aussi de très bons étudiants, mais ce n’était pas toujours les meilleurs. Tout simplement parce que la recherche est faite de talent mais aussi de hasard, de rencontres fortuites avec des expériences ou des personnes. Il ne suffit pas de prendre un très bon cerveau et de lui donner les moyens de travailler pour avoir des beaux résultats scientifiques. On ne sait pas à l’avance qui l’histoire des sciences retiendra dans ses annales.
Ensuite, parce que la science est une affaire collective. Si on parle souvent des lauréats des Prix Nobel, par exemple, on oublie qu’ils ont pu obtenir leurs résultats grâce à leurs équipes de recherche. Si George Smoot, Prix Nobel de physique, est venu s’installer en France, où il vient d’être nommé professeur à l’université Denis-Diderot (Paris 7), c’est en raison de l’environnement scientifique qu’il y trouve. Bref, il ne suffit pas d’avoir une poignée de chercheurs talentueux, il faut aussi du monde autour.
Comme je l’ai déjà écrit, si on suit les travaux récents de Christian Baudelot et Roger Establet, dans leur livre L’élitisme républicain, Seuil/République des idées, 2009, la formation d’une élite est plus efficace lorsqu’il y en en même temps une élévation du niveau d’une grande partie de la population. En bref : il serait absurde de tenter de former une élite en sélectionnant les « meilleurs » au plus jeune âge, et en laissant de côté les autres. Pour eux, « l’égalité et l’efficacité vont de pair » (voir leur interview sur le site de la Vie des Idées, vers la 13ème minute).
Puisqu’on parle de chercheurs talentueux, écoutons ce que nous dit Jean-Christophe Yoccoz, médaille Fields, professeur au Collège de France, dans une interview de VousNousIls. Répondant à la question « Pour vous, est-ce que la recherche mathématique française se porte bien ? », il répond :
« La recherche mathématique française a une présence très significative sur la scène internationale, qui se traduit entre autres par nombres de prix internationaux et invitations dans les grands congrès tels que l’ICM(1) qui a lieu tous les 4 ans. La région parisienne est la première au monde par le nombre de mathématiciens actifs. Pour autant, cette situation favorable est loin d’être assurée pour le futur. Je vois deux dangers. D’une part, il faut s’assurer que les carrières de chercheur et d’enseignant-chercheur restent suffisamment attractives, que la différence avec les Etats-Unis ne s’amplifie pas au point d’y attirer trop de nos jeunes chercheurs. D’autre part, l’un des points forts pendant longtemps de notre système éducatif –la détection efficace du talent mathématique– est mis à mal par les soubresauts du système. »
Et plus loin : « il faut que les élèves qui sont attirés par les mathématiques soient rassurés quant aux possibilités de carrière que celles-ci offrent. » Or la situation n’est pas bonne. Tirant prétexte de la crise, le gouvernement s’apprête à sabrer dans les dépenses des organismes de recherche, tout laisse penser que des emplois de chercheurs seront supprimés. Rappelons que les privilégiés protégés par le bouclier fiscal touchent chacun un chèque correspondant à 7 postes de chercheur.
Jean-Christophe Yoccoz a raison de s’inquiéter. Comme le remarquaient les organisateurs du colloque « Maths avenir » en décembre,
« Actuellement, la courbe démographique des mathématiciens présente un pic autour de 61 ans et un autre autour de 38 ans; il y a au contraire un creux dans la tranche des 45-55 ans. Ces variations sont la conséquence directe des politiques de recrutement des années 70 et 80. De nombreux départs à la retraite sont prévus jusqu’en 2011. Nous craignons que ces postes ne soient pas tous remis sur le marché, ou subissent des redéploiements, puis d’arriver en 2015 à une situation complètement bloquée avec une baisse des départs à la retraite. Une baisse brutale des effectifs mathématiciens est alors à craindre. »
Une baisse dans la quantité, qui entraînera inéluctablement une baisse de qualité. Il devient urgent de réagir.