Titre de la série de films réalisés par George Lucas, la “guerre des étoiles” (Star Wars), c’est également le nom d’un projet de réseau de satellites anti-missiles lancé par le président Reagan en 1983. Dans le monde arabe, aujourd’hui, c’est le nom que l’on pourrait donner à l’opération de sabotage menée par des mains encore anonymes contre la chaîne Al-Jazeera Sports à l’occasion de la Coupe du monde de football qui vient de débuter en Afrique du Sud.
Vendredi dernier, alors que se déroulait le premier match de la compétition entre l’équipe du pays organisateur et le Mexique, les téléspectateurs arabes ont en effet été privés de football pendant la majeure partie du match. En dépit de la débauche de moyens investis dans l’opération (350 envoyés sur place pour des images en haute définition et même en 3D, 22 commentateurs en arabe, anglais et même en français cette année : détails de l’opération dans cet article en arabe), la chaîne qatarie a connu un jour noir en se montrant incapable “d’offrir” au monde arabe les jeux planétaires tellement attendus.
“Offrir” doit nécessairement s’écrire entre guillemets tellement “la fête du foot” est lourde d’enjeux financiers (mais pas seulement, comme on le verra). Ayant récemment racheté – fort cher d’ailleurs – les chaînes sportives du groupe Orbit, Al-Jazeera se trouve désormais en situation de quasi-monopole de diffusion sur la région arabe. D’autant plus que la vente de droits par la FIFA (Fédération internationale de football association) se fait sur le mode de l’exclusivité. Au moment des enchères, personne, dans la région, n’a pu rivaliser avec l’offre d’Al-Jazeera, qui a donc obtenu l’exclusivité des droits pour la retransmission dans l’ensemble de la région (Moyen-Orient et Afrique-du-Nord).
Si la chaîne d’information est gratuite et libre d’accès, les chaînes spécialisées, à commencer par Al-Jazeera Sports, sont payantes. Pour en profiter, il faut donc s’abonner (compter une centaine de dollars). Et comme il n’est pas sans risque de priver tout un peuple de fans de leur sport favori (voir ce précédent billet : Le jour où l’Egypte a frôlé la catastrophe), les solutions de secours se sont multipliées à l’approche du grand événement.
En Syrie par exemple (je ne sais pas comment l’affaire s’est terminée : commentaires bienvenus !), on racontait qu’une puissance financière “privée”, en l’occurrence celle de l’homme d’affaire Rami Makhlouf, le neveu du président, pourrait bien “offrir” à ses concitoyens les droits de retransmission des matchs (article publié dans Al-Quds al-’arabi à la fin du mois de mai). En Algérie – seul pays arabe qualifié –, les anciens abonnés à la chaîne Orbit ont découvert qu’Al-Jazeera, en dépit des premières promesses, avait modifié les règles du jeu et qu’il leur fallait à nouveau payer pour pouvoir bénéficier des retransmissions. (voir ce billet sur ce blog). De crainte d’affronter un soulèvement populaire, les autorités locales ont donc acheté à Al-Jazeera (14 millions de dollars tout de même : pour le foot, il y a toujours de l’argent !) les droits de retransmission sur réseau terrestre, pour découvrir que les qataris étaient des négociateurs qui pouvaient manquer de fair-play (article sur le blog d’un journaliste algérien).
Bien qu’ils soient au plus mal avec les Qataris, et singulièrement avec une chaîne qui leur mène la vie dure, les Egyptiens n’ont pas fait exception à la règle. Sous la menace de la frustration populaire, la télévision nationale égyptienne a également racheté, fort cher (22 millions de dollars selon cet article), les droits de retransmissions – par chaîne terrestre – de 22 matchs. Sauf que les Qataris, cette fois encore, n’ont pas totalement respecté les règles en annonçant, après les accords, qu’ils se donnaient le droit de diffuser en clair, et donc gratuitement, certains matchs de leur choix…
Et alors, pourrait-on se demander, où est le problème ? Le problème, il est économique. En effet, qui dit “foot”, dit “public” et dit surtout “publicité” (une hausse de 120%, 60 millions de dollars pour les seuls pays du Golfe selon cet article dans Arabian Business). Et comme l’image est meilleure par satellite, la “gratuité” des matchs sur Al-Jazeera a pour conséquence que les téléspectateurs égyptiens risquent de se brancher sur la chaîne qatarie, et qu’ils seront suivis par une bonne partie des annonceurs, lesquels, selon la théorie des vases communicants, déserteront la télévision égyptienne qui en sera pour ses frais… C’est beau le sport !
C’est donc dans ce climat de saine compétition sportive qu’ont débuté les retransmissions des matchs par Al-Jazeera, marquée par cette très longue et très inexplicable panne qui a privé de leur plaisir des téléspectateurs arabes ayant payé souvent fort cher leur abonnement à Al-Jazeera Sports (ou même seulement le droit d’entrée dans un café ou un hôtel un peu chic accueillant les fans pour l’occasion).
Mais dans la mesure où la panne a eu lieu sur les canaux que loue Al-Jazeera sur le satellite Nilesat (et non pas sur les autres satellites qui peuvent être reçus dans la région : Arabsat, Hotbird ou Noorsat), il n’a pas fallu attendre longtemps pour que les responsables de la chaîne qatarie accusent à demi-mots les Egyptiens d’être à l’origine de ce qui semble bien avoir été non pas une panne technique mais un acte de sabotage. Comme s’est écrié, en direct, un des présentateurs sportifs, l’Algérien Lakhdar Berriche (oui, forcément, alors que l’Algérie est le grand rival de l’Egypte sur le terrain footballistique !!!) “[A Al-Jazeera,] on a voulu faire du mondial une fête sportive mais il y a quelqu’un qui est en train d’y mettre de la politique !”
Depuis, la FIFA a naturellement donné son soutien de principe à un de ses meilleurs clients, le groupe qatari, qui a lui-même commandité une enquête technique. L’affaire est donc loin d’être close, d’autant plus que les responsables d’Al-Jazeera semblent revenir un peu sur leurs accusations à l’encontre de l’Egypte, tout en confirmant qu’ils ont bien été victimes d’un acte de malveillance qui n’a pas pu être le fait de quelques individus mais qui semble relever au contraire d’une piraterie des ondes assez sophistiquée. Qui a voulu attiser les braises de la discorde arabe ?
En attendant, ceux qui se plaignent le moins des problèmes techniques rencontrés par Al-Jazeera, ce sont les milliers d’adeptes d’un autre sport national arabe, la “débrouille”. Face à la hausse des prix rendue possible par le monopole d’Al-Jazeera sur les retransmissions, les “décodeurs”, en vente (bien qu’ils soient en principe souvent interdits) partout dans le monde arabe, restent encore accessibles, pour une petite centaine de dollars. En Egypte (voir cet article en arabe sur le site Middleeast-Online), on leur donne un nom tragiquement significatif : ce sont des ajhizat al-ahlâm (أجهزة الأحلام), des “machines à rêves”. En deux mots, tout est dit !