Portes muettes, certes, et pourtant se dégage de ce recueil une voix décidée et affranchie, celle de Reïzl Zychlinsky, qui, poème après poème, se construit un asile, un refuge : la littérature, parfois, bâtit une demeure jusque dans l’exil et la fuite… Cette voix serait celle d’un silence ayant retrouvé la qualité du murmure, d’une parole à l’écoute du flux vital parcourant l’humain et la matière. Ce recueil, paru une première fois en yiddish en 1962, comporte cinq sections qui regroupent de courts poèmes écrits en vers libres, pour la plupart brefs. Les objets de la vie quotidienne, les êtres familiers, les passants, le décor urbain et la campagne, les astres et la nature sont l’objet de questionnements et de notations qui soulignent combien la précarité touche à l’éternité. Le temps, en effet, ne se mesure pas à l’échelle d’un présent, d’un passé ou d’un futur plus ou moins proches : ces catégories étroites ne tiennent plus face à l’intensité du moment qui arrache tout phénomène et toute perception à sa circonstance et à son origine. Cependant le souvenir obsédant de la Shoah brûle la mémoire du poète, pour qui chaque poème est une pensée tournée vers les disparus : « La pendule sonnait/les heures gluantes/quand ma mère dans la chambre à gaz/a fermé ses yeux, ses yeux bleus. » Déportés et gazés ont été abandonnés par un Dieu absent, adresse vide de prières ininterrompues : « Et les cieux étaient nus et vides,—/tous les cieux. Dieu avait caché sa face ». De même l’espace, autre repère existentiel, vole en éclats : l’ici communique avec l’ailleurs, les ombres de New York réveillant les fantômes d’Europe de l’Est. Rêves et cauchemars peuplent ainsi le temps et l’espace. Sur la page du livre, scène capitale entre toutes, ils déposent leurs figures et leurs bruissements le plus souvent inquiétants. Captés, ils fixent alors les moments décisifs d’une mémoire endeuillée qui entend néanmoins poursuivre l’invention de sa langue, langue d’un regard et d’une attente conjointement parlés.
©Anne Malaprade
Reïzl Zychlinsky, Portes muettes, traduit du yiddish et préfacé par Rachel Ertel, L’Improviste, 2007, 270 p., 19 euros.