Ça sent le sapin ! Et non, cher lecteur, je ne parle pas de l’État Français. Non pas qu’il ne sente pas le sapin : en réalité, chaque jour qui passe, chaque petit point de spread supplémentaire lui fait faire un grand écart douloureux avec l’Allemagne, sur fond sonore de craquement de pantalon. Mais là, non, il ne s’agit pas de ça. Il s’agit du Monde (pas la planète, le journal). Menacé depuis plusieurs années par des comptes résolument dans le rouge, le quotidien national cherche un repreneur. Et c’est pas gagné gagné…
Manifestement, le keynésianisme – qui, pour rappel, consiste à dépenser sans compter en espérant que ça fera durer le plaisir – si ça ne marche pas tip-top pour les états (et on peut en voir un aperçu en grandeur réelle actuellement), c’est carrément la cata pour une entreprise capitalistique normale, y compris lorsqu’elle est sous perfusion intraveineuse massive de subventions étatiques.
Soyons justes : la presse quotidienne, en France, outre le fait d’être une vaste blague dont la valeur intrinsèque ne permet même plus d’emballer le poisson sauf à souiller la bestiole, ne se porte pas très bien. Il y a quelques journaux qui tirent leur épingle du jeux au prix d’adaptations locales importantes – Ouest-France, par exemple, qui se contente en réalité d’un octet de pages nationales pour deux douzaines de pages locales relatant les derniers faits divers sordides ou les palpitants résultats des concours boulistes de la maison de retraite du patelin. Il y a aussi Le Parisien qui joue là encore la carte de la proximité pour surnager lui aussi, sans éviter non plus l’emballage piscicole. Au-delà de ces quelques cas, les grands quotidiens « nationaux » (ou locaux/nationaux, disons) ont bien du mal à boucler leur fin de mois.
Au fur et à mesure des années, c’est la fuite. Des comptes, du lectorat, des journalistes de qualité, des références. C’est donc sans surprise qu’on apprend que Le Monde, faisant des pertes répétées, cherche un généreux mécène en plus de l’État (donc, vous).
Jusque là, rien de vraiment folichon : le journal existant depuis plusieurs décennies, et disposant d’une « aura » internationale certes déclinante mais encore présente, peut espérer trouver rapidement un nouveau gogo patron qui acceptera de se faire pigeonner remettre au pot pour continuer l’enfoncement l’aventure.
Cette fois-ci, cependant, l’Élysée à cru nécessaire de s’en mêler. Depuis la fin du règne mitterrandien, la finesse d’action du palais n’a cessé de décroître rapidement pour atteindre un point bas, avec une exploration des profondeurs en matière de bidouilles grossières qu’on ne s’attendrait pas à trouver même dans une PME spécialisée dans la production de film X.
Jugeant nécessaire que la direction du Monde soit aussi favorable que possible à Sarkozy, ce dernier s’est donc employé à éliminer les candidats au rachat qu’il ne jugeait pas suffisamment « méritants ».
Et nous voilà partis sur les chemins bondissants des caprices d’État et autres intrusions du pouvoir dans une presse dite libre. L’affaire, pour le moment, ne fait grand bruit que dans quelques articles qu’on peut lire sur Le Point ou dans Rue89 : même si les manoeuvres sarkoziennes ont la délicatesse d’une division Panzer, l’émoi semble pour le moment tout à fait modéré.
Objectivement, il y a pourtant de quoi s’indigner : en substance, le chef de l’Etat trouve que l’un des repreneurs potentiels, Xavier Niel, n’est pas suffisamment recommandable pour se permettre ce rachat. Le Président lui reproche notamment son passé sulfureux – dans les minitels roses – qui lui aura permis de se faire suffisamment d’argent pour se lancer dans l’internet au travers de Free, fournisseur d’accès devenu rapidement majeur en France.
En réalité, Niel est surtout coupable de ne pas être du bon bord politique : il avait fallu pas mal de temps et de tractations pour qu’un quatrième opérateur de téléphonie mobile (Free aussi) parvienne à se voir attribuer une licence, avec toutes les pénibles tractations en coulisse qu’on peut imaginer.
Ici, on est donc dans le même cas de figure : Sarkozy ne veut pas du vendeur d’accès internet à la tête d’un quotidien qui, prétend-on encore parfois, rayonne sur toute la planète… Il y aura donc magouilles et tractations.
Maintenant, une fois passée l’indignation, on peut tout de même remarquer – comme le fait justement Rue89 – que ce n’est finalement pas la première fois qu’une telle ingérence du pouvoir se produit dans un média.
Mais, et c’est plus mon propos, cette ingérence est, de facto, constante et assumée dès lors que l’écrasante majorité des journaux tape goulûment dans le pot de confiture étatique : comment fustiger, s’indigner, et rouspéter contre les actions grossières de l’Elysée alors que dans le même temps, chaque année, des dizaines de millions d’euros du contribuable sont déversés dans quasiment tous les journaux français, et que ces sommes sont, pour ainsi dire, versées sur bases discrétionnaires ?
Je dis bien « discrétionnaires » car, si en théorie, les règles pour l’attribution des subventions – dont la liste est stupéfiante de longueur – sont connues et publiées, les subventions obtenues, elles, sont soigneusement cachées par les organes qui les reçoivent. En outre, comme tout dossier qui passe dans les mains d’une administration remplie d’humains normaux (donc corruptibles), celui d’une subvention est susceptible d’arriver à temps … ou pas.
On se souviendra, de façon fort truculente, de l’article à ce sujet paru dans … Le Monde, qui détaillait justement quelques uns des versements étatiques aux organes de presse, comme Rue89 – pan dans les dents – tout en s’empressant de ne pas parler de lui-même.
Tout ceci est fort drôle, finalement : le microcosme stato-journalistique est maintenant à ce point imbriqué, les collusions si fréquentes, les incestes tellement courantes qu’on a bien du mal à comprendre pourquoi il faudrait s’étonner et rouspéter des ingérences balourdes de l’Elysée dans le cloaque rédactionnel d’un organe de presse ou d’un autre.
Et l’affaire prend un tour encore plus amusant lorsqu’on rapproche cette histoire de subventions généreuses, cette immixtion voyante et le résultat général de la presse en France : à mesure que les journaux sont plus aidés, chouchoutés par les services publics et l’argent du contribuable, les lecteurs fuient et se tournent vers d’autres médias qui, proportionnellement, reçoivent beaucoup moins ou pas du tout et sont – zut de zut – cantonnés à produire à un niveau de qualité donné sous peine de mort.
En réalité, il se passe exactement la même chose que dans d’autres domaines, déjà habilement gangrénés par les interventions « salvatrices » d’un État qui transforme tout ce qu’il touche en petites boulettes de caca gluant.
Ainsi, et pour rester strictement dans l’actualité et le domaine de l’écrit, on trouve de poignants articles (dans, tiens comme par hasard, Le Monde) sur la disparition progressive des petites ou grandes librairies qui vendent du livre : on se tape donc une tartine de gémissements et de couinements tristes sur l’avenir d’une profession en grandes difficultés, mais pas une ligne n’est consacrée au prix unique du livre, qui aura réussi le pari de créer un boulevard aux enseignes de grande distribution au détriment des librairies de quartier. Pas une ligne non plus sur les géants de la vente en ligne comme Amazon qui, malgré les déclarations lacrymogènes sur le mode « Le Livre Est Mort, Nous Sommes Fichus, Aidez-Nous« , réalise des ventes de livres qu’on peut qualifier de colossales.
On pourrait aussi évoquer rapidement les résultats franchement bons de certains journaux « pure-player », peu ou pas du tout subventionnés, comme le Huffington Post, en passe de détrôner le New-York Times en terme d’audience, tout de même : il semble qu’un autre modèle soit possible…
Bref : les convulsions que traversent le Monde sont, en réalité, la marque d’un modèle économique qui ne marche pas, et qu’on tente de faire durer par tous les moyens. C’est aussi le résultat d’une habitude bien française, totalement dans les mœurs, d’ingérence mal assumée mais répétée entre les politiciens et les journalistes.
Ceci me permet d’affirmer, sans aucune difficulté, que si, d’aventure, le Monde devait carafer, je ne verserai pas une larme.