Imposer une forme à nos terreurs comme à nos désirs !

Pourquoi la littérature ? Annie Le Brun dans son dernier texte, « Si rien n’avait une forme, ce serait cela » (Ed. Gallimard) rapporte la découverte, par Picasso, de l’art nègre et la conclusion qu’il en tire. Elle écrit ceci : « D'abord, il y a l'éblouissement des îles, des îles enchâssées dans le temps oblique. Des îles hautes d'écumes nouvelles revenant entre des éclats de siècle, d'ouest en est et du sud au nord. Dans les bourses en cuir sombre de ce qui ne compte pas, la grande convergence se fait étoile. Énigme du nombre et des chemins, seul le triangle des oiseaux migrateurs donne la mesure de ce qui n'en a pas. Le ciel bascule. La perspective se courbe. Trop de lumière. Trop de nuit. Le sang remonte à l'origine de la couleur dans des crânes où roule toute l'eau de la mer. Les anciens parapets vacillent. Car, si, depuis longtemps, le regard a commencé à changer avec l'arrivée des premiers objets primitifs, la conséquence n'en est pas seulement une révolution des formes, ainsi qu'on s'est plu à le croire. Dès 1520, découvrant à Bruxelles le trésor de Moctezuma, Dürer a été un des premiers à se dire profondément ému par ce qui vient d'ailleurs: « [ ... ] de toute ma vie, jamais n'ai vu de choses ayant autant ravi mon cœur que celles-ci. Car j'ai vu parmi elles choses artificielles et me suis émerveillé de la subtile ingéniosité des gens des pays lointains. Et ne sais comment exprimer les choses qu'il y avait là ». Dürer en est persuadé, ce n'est pas seulement la virtuosité technique, ni le savoir-faire inconnu ou la rareté des matériaux qui le fascinent dans ces choses qui « sont plus belles à voir que beaucoup de prodiges ». En réalité, masques, fétiches, parures ... témoignent de mondes qui viennent bouleverser le nôtre, de façon intempestive, imprévisible et inactuelle. Même presque au-delà de tout commentaire, comme Apollinaire en a l'intuition dans la Lettre-Océan en déclarant : « Tu ne connaîtras jamais bien les Mayas. » Autant à travers le goût des objets qu'à travers l'intérêt porté à l'étude des civilisations d'où ils proviennent, se laisse voir une brèche grandissante où réapparaît, telles la vague et son écume, tout ce que l'ordre classique et l'ethnocentrisme progressiste du XIX^e siècle avaient méconnu, exclu ou tenu à leurs marges, concernant aussi bien idées, pratiques ou sentiments que matières, manières et perspectives. Cela tient de l'orage magnétique: l'altérité des lointains ouvre à l'altérité des profondeurs. Et ne s'ensuit pas un décentrement, comme on le penserait un peu vite, mais plutôt un recentrement majeur, susceptible, pour certains, de réorganiser tout le paysage. N'aurait-on pas découvert là un nouveau centre de gravité qui vaudrait autant pour le monde physique que pour le monde psychique? Mieux, qui attesterait de leur définitive unité, dès lors que l'univers semble soudain convoqué à rendre compte de l'étrangeté humaine, de même que l'étrangeté humaine semble susceptible de renvoyer à celle de l'univers. Qu'on se souvienne seulement du choc éprouvé par Picasso en 1907, lors de sa découverte au musée du Trocadéro des premiers objets sauvages, et particulièrement de l'art nègre. Ces masques, dira-t-il à Françoise Gilot, ce « n'étaient pas des sculptures comme les autres ». C'étaient des « objets que les hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique, pour qu'ils servent d'intermédiaires entre eux et les forces hostiles, qui les entouraient, tâchant ainsi de surmonter leur frayeur en leur donnant couleur et forme. Et j'ai alors compris que c'était le sens même de la peinture. Ce n'est pas un processus esthétique; c'est une forme de magie qui s'interpose entre l'univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs ».