Quelle ambiance étrange dans ce tableau "Soir bleu", peint en 1914, par Edward Hopper. Presque présenté sous la forme d'un diptyque, nous sommes un soir - que l'on imagine d'été - en terrasse, dans une ambiance de fête, de carnaval avec les lampions se balançant dans le ciel bleu.
Hopper, qui a fait plusieurs séjours parisiens (entre 1906 et 1910) et qui était un passionné de littérature française, se place ici dans la tradition des fêtes galantes, un genre inventé par Watteau au 18ème siècle qui explore les subtilités de la nature humaine sans véritablement être narratif. Il se place également dans la tradition des peintres impressionnistes ou post-impressionnistes comme Renoir, Manet, Toulouse-Lautrec qui ont peint la vie ordinaire des bourgeois et petites gens.
La composition et la tonalité d'ensemble de ce tableau (colonnes, lampions jaune et orange en hauteur, balustrade blanche, présence féminine centrale et celle d'un bourgeois à l'extrême droite) ne sont pas d'ailleurs sans me rappeler cette toile de Manet, ci-dessous, "Un bar aux Folies Bergère" peinte en 1890. Mais alors qu'avec Manet nous restons dans l'ambiance d'une soirée dans ce célèbre café-concert, avec Hopper nous partons vers des rives plus solitaires.
Son tableau est dominé par deux personnages : le clown blanc assis (qui fait penser au fameux Gilles de Watteau et également à certains tableaux de Ensor) dont la silhouette tranche sur le fond bleu du paysage et du ciel ; et la femme, une prostituée sans nul doute, très proche des silhouettes à la Van Dongen, qui toise ses futurs clients. Bien que l'atmosphère soit un peu inhabituelle et que ce tableau n'ait pas été vraiment apprécié lors de sa seule et unique exposition (1), on peut remarquer ici déjà le style de Hopper où aucun des protagonistes n'en regarde un autre ; chaque personne est dans son monde, perdue dans ses pensées.Nous sommes bien loin de l'insouciance du déjeuner des canotiers en bord de Seine, peint par Renoir, vers la fin du 19ème siècle, et déjà très proche du réalisme expressif, comme celui d'Otto Dix, qui va suivre la première guerre mondiale.
(1) Tableau exposé en même temps que New York Corner, 1913