On est frappé par la fréquence des interrogatives, très souvent en début de
poème, pour le lancer, ou en chute, pour refuser de le fermer :
« Quel travail ou quoi te plaît dans les mots ? » (p.9),
« Ca continue, venu de je ne sais pas, rien / Pour aller où ? »
(p.12), « Si on voit rien mieux ? » (p.16)… Parfois, la question
peut être en boucle, elle débute et clôt le poème : « Si j’ai quelque
chose à dire ? « (p.11). Ou bienil lui arrive d’apparaître au milieu du poème, avant d’être reprise en
chute : « Qu’est-ce qu’on fait là ? » (p13). Puisque les
questions ont plusieurs réponses contradictoires, ou bien sont sans réponse,
mieux vaut en rester au doute (cf. La
poésie, comment dire ? ), et laisser circuler les possibles. On a chez
Sacré un très clair refus de pontifier, de modéliser définitivement, d’arrêter
la poésie. On peut même sentir parfois une certaine irritation contre la
théorie lorsqu’elle devient vérité assénée, totalisante, autobloquante :
« N’empêche / On continue de s’en remettre à de la théorie / Comme à papa qui
dirait oui. Si c’est permis / La poésie ? Qu’est-ce qu’on demande
ainsi ? » (p.29)
On retrouve donc dans ce livre la rhétorique du doute qui marque l’écriture de Sacré :
peut-être, sans doute, interrogations, conditionnel… Mais on voit très
nettement aussi, avec le même objectif, le travail actif de la contradiction,
amenant au rejet d’une réponse définitive. Quelques exemples : savoir /
non-savoir. « Bien sûr qu’aussi j’ai lu des livres. Dans le désordre, et
pas tant. » (p.12) Le lecteur, qui se souvient des travaux de Sacré à
partir de Greimas, ne peut que sourire devant tant de fausse modestie. Mais
quelques pages plus loin, le poète enfonce le clou : « On se dit,
voilà je vais savoir / Savoir un peu plus, savoir / Qu’on ne saura pas. Écrire
un poème / S’en va dans l’ignorance… » (p.31) La poésie dépasse vers un
non-savoir le savoir nécessaire pour écrire de la poésie. Contradiction
motrice, et il n’est pas étonnant de voir citer deux fois Chaissac dans ce
petit livre.
Autre exemple : le plaisir d’écrire. Aucune posture de martyre, mais
d’angélisme pas davantage. « Et comme d’être à la fois perdu / En même
temps que content. » (p.14), « Je saurai jamais pourquoi ça contente
et pas. » (p.21), « La poésie : poèmes / Comme autant
d’interrogations / Avec ou sans tourment. » (p.25), « un contentement
qui vient / Malgré le désagrément » (p.29)… On entend très bien ce qui sonne
vrai dans cette tension entre plaisir et désir d’écrire : l’un n’éteint
pas l’autre, il reste du manque sans qu’on puisse nier qu’écrire contente.
Autre question : le poète peut-il écrire du neuf ou bien est-il condamné à
se répéter ? La réponse de Sacré se développe sur trois poèmes successifs.
D’abord, la question apparaît : « A force, / On n’a plus pour écrire
/ Qu’un vague mais persistant souci / De proposer un poème. Encore un autre. Un
autre et le même. » (p.17) Puis une réponse relance l’opposition plus
qu’elle ne la résout : « L’autre et le même, et pourtant pas : /
A chaque emportement des mots / Un léger neuf, ou simplement / Qu’écrire est
aussi du vivant : / Jamais deux fois juste pareil, / Et comme en plus un
peu qu’on a / Le plaisir de s’y reconnaître. » (p.18) Enfin, un dépassement,
mais sur le mode interrogatif, donc non conclusif : « Et si le poème
a dit / Autre chose à ton insu ? S’il t’emporte où t’avais pas
prévu ? / Parfois quelqu’un te l’écrit : Moment / Comme un geste
ensemble ; / Presque aussitôt tu sais plus. » (p.19)
Cette poétique de l’incertitude, de l’instable peut faire écho à l’esthétique
baroque étudiée par Sacré dans Un sang
maniériste. Mais de nos jours, elle ramène surtout le poète au sol
rugueux : à plusieurs reprises, on retrouve l’analogie entre poète et
paysan. Et le poème devient « petit muret de boue qui sèche et pas pour
durer . » (p.21), ou bien bouse : « Mais le petit tas
d’écriture boudinée qu’on a / Maintenant là devant (marche pas dedans) »
(p.28).
Si ce petit livre est remarquable autant par son absence d’emphase que par le
portrait de l’auteur au travail, il reste surtout émouvant par son extrême
conscience de la fragilité des vies, des paysages, des poèmes… dans le temps.
D’où l’image, neuve je crois chez Sacré, mais récurrente ici, du
carnaval : c’est à la fois une fête, une libération, une liberté, un jour
mémorable… mais tout sera dès le lendemain happé par la routine du travail
paysan, et plus loin disparaîtra : « Tout s’en va / Avec le temps qui
va… »(p.12) Écho à Ronsard autant qu’à Ferré. Même par le poème, il n’y a
pas d’éternité retrouvée. « Poème comme un carnaval c’est jamais pour longtemps
/ Tout vite on n’entend plus rien, tambour /Comme un encombrement bedaine / De
mardi gras mon culla porte haut /
Tiens, prends ! Vivre est comme un poème en trop / Demain c’est plus rien,
tambour oublié / Crevé dans son coin. » (p.32)
par Antoine Emaz
James Sacré-En tirant sur les mots- Ed. Potentille – 38 pages, 7 euros