Caricature d'Emmanuel Kant
Après avoir proposé une synthèse des arguments de Lipovetsky en faveur du renouveau éthique de l’âge postmoral, nous vous invitons maintenant à poser un regard sur la position du même auteur à propos de l’opposition entre les doctrines éthiques de l’âge postmorale et celle qui la précède, c’est-à-dire la doctrine morale d’Emmanuel Kant (111-112). Lipovetsky nous présente cette dernière comme une morale de l’insensibilité (106).
En effet, la morale kantienne est celle du devoir désintéressé. La notion de respect est ainsi une disposition morale qui sert de support aux jugements moraux. L’action devient nécessaire à la volonté par devoir d’après la loi morale. En rupture avec les Anciens et l’idée de Bonheur qui trop subjectif, le bonheur pour Kant se trouve par l’exigence morale déontologique. Il doit être poursuivi envers et contre tous, voire principalement contre soi-même. Ce devoir moral devant la loi, le « tu dois », doit contrarier l’exécution de l’agir personnel par l’universalisation de l’action, ce qui se trouve être le principe qui définit le critère de moralité. Comprise ainsi, la valeur morale doit contraindre l’agent moral à exécuter une loi dont la soumission à celle-ci sous-entend que l’agent moral a préalablement admis librement l’impératif catégorique de la loi morale. Ultimement, cette dernière se doit d’être orientée vers les droits de la personne et pas en tant que simple objet, telle une ressource, un capital humain. Cette doctrine est directement opposée à la morale moderne par son intérêt pour la pureté de l’intention sans égards à la conséquence.
D’après Lipovetsky, cette doctrine de la morale moderne, ou de l’âge postmoral, est une morale de la sensibilité qui rend incapable de penser une généralité qui ne donnerait pas quelque chose en retour à l’agir d’une personne, par exemple : l’épanouissement personnel ou le développement personnel, etc. À l’opposé de l’exercice par devoir où l’individu est son propre législateur. En délaissant la partie du respect de soi kantien, l’éthique postmoral ne laisse subsister que le devoir de respecter l’autre. Par conséquent, l’abandon de cette notion réduit à néant toute possibilité d’une morale individuelle bien définie (86). Cela consiste en une rupture fondamentale dans la conception de la perspective éthique. Alors, la ligne qui autrefois pouvait servir à délimiter le bien du mal n’est donc plus d’aucuns recours dans cette nouvelle perspective postmoraliste. Le conséquentialisme qui caractérise l’éthique moderne prône l’idée suivante : peu importe la qualité du moyen, c’est la conséquence qui importe. Elle se distingue de l’éthique précédente par sa morale utilitariste, car nous n’avons plus le droit de juger les bons ou les mauvais comportements. Inévitablement, l’éthique postmorale glisse vers une forme plus ou moins prononcée de relativisme des valeurs (101). En somme, seules les conséquences de l’acte sont dorénavant porteuses d’une certaine valeur morale et, par voie de conséquence, susceptibles d’être jugées.
Le dispositif moderne des comités éthiques est-il démocratique?
Après avoir observé les grandeurs et malaises de l’âge postmoral, nous sommes en mesure de constater une limite du renouveau éthique. Ce renouveau nous a permis de retrouver un niveau humain à force d’excès déshumanisant de la science en confiant à des experts le jugement éthique d’une situation problématique. Toutefois, la cristallisation du renouveau éthique par la démocratisation de l’évaluation des situations problématiques et de leur jugement par des comités d’éthique dûment organisés est-il véritablement un dispositif démocratique à proprement parlé? D’après Lipovetsky, le processus de démocratisation s’est paradoxalement retrouvé professionnalisé sous le monopole des comités d’éthique (235). La lourde technicisation bureaucratique et la surspécialisation qui ont suivi l’institutionnalisation de l’éthique à travers différents comités éloigne de plus en plus le citoyen moyen des débats dont l’aboutissement ultime est l’élaboration des principales lois qui prescrivent les devoirs moraux. Il convient alors plutôt de parler d’éthique instrumentalisée et soumise à la raison instrumentale que de vivre dans l’illusion d’une éthique libérée de toute autorité morale, laissant place à l’autonomie de l’individu à l’égard des conventions postmoralistes de la moralité.
À la lumière de ces considérations, la typologie que Lipovetsky suggère pour qualifier l’éthique postmorale est celle d’une éthique par procuration soumise à la rationalisation économique probabiliste du calcul des coûts-bénéfices et qui tend de plus en plus à déresponsabiliser l’individu quant à la nécessité de réflexion éthique qui a trait aux différents conflits moraux soulevés par la civilisation moderne (232-237). Cela dit, il est donc fallacieux selon Lipovetsky de concevoir cette nouvelle forme de moralisme comme étant démocratique. La perte de cette liberté d’autonomie recherchée par l’individualisme moderne à l’égard des débats éthiques contemporains laisse entendre pour Lipovetsky qu’il serait ainsi plus adéquat d’y voir un glissement de l’autorité concernant les questions morales vers une éthique de technocrates.
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Grandeurs et malaises de l’âge postmoral en éthique