Il la regarda encore, la contempla, plutôt. Elle tenait son instrument gigantesque avec une aisance déconcertante dont il aurait été bien incapable. C’est sûr que s’il avait dû jouer lui-même un morceau, il n’aurait pas trouvé le point d’équilibre de cet énorme engin et aurait été emporté par son poids. Il se voyait déjà tombé par terre, étendu de tout son long sur l’instrument… Qu’est-ce qu’il aurait été ridicule alors ! Elle, par contre, la belle musicienne, avait une grâce toute féminine pour maintenir cette espèce de grand violon d’une seule main, son poids semblant concentré dans la pique de métal qui le maintenait au sol. Tout en jouant sa partition, elle parvenait même à le faire bouger légèrement sans qu’il lui échappât des mains le moins du monde.
Elle venait de terminer un morceau et en entamait un autre, encore plus beau, encore plus aérien. Il lui semblait voir les notes s’envoler comme des oiseaux et aller se perdre la-bas dans les feuillages. La mélodie était prenante, attendrissante même et n’était pas dépourvue d’une certaine mélancolie, voire d’une certaine tristesse. Celle-ci, cependant, était loin d’être désagréable, aussi étrange que cela pût paraître. C’était véritablement l’âme de la jeune fille qui s’exprimait là et plus il écoutait cette musique et plus il avait l’impression de la connaître et même de la comprendre, elle. Car ce qu’elle disait, là, avec ses notes, c’est qu’elle était seule, un peu trop seule pour être heureuse. Elle disait aussi que le monde était beau, qu’elle appartenait à ce monde, mais qu’il lui manquait un petit quelque chose pour que tout fût parfait. Le fait d’exprimer ainsi cette mélancolie finissait par rendre celle-ci presque attendrissante. Au lieu de pleurer sur son sort, la musicienne disait simplement ce qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même et du coup, parce qu’elle était parvenue à dire cela, sa propre tristesse se changeait en beauté. L’enfant venait de découvrir le langage artistique et il sut là, au bord de cette clairière, qu’il n’oublierait jamais cette leçon.
Il se passa alors une chose extraordinaire, une chose que l’enfant n’aurait jamais imaginée, même pas en rêve. Il s’était légèrement avancé pour mieux profiter de ce concert merveilleux et aussi, évidemment, pour mieux contempler ce corps féminin, penché avec grâce dans une sorte de recueillement intérieur. Soudain, après un dernier accord plus long et plus langoureux encore que les autres, la mélodie prit fin. Le silence qui suivit fut impressionnant, tout rempli encore des timbres musicaux qu’on venait d’entendre. La jeune fille alors se redressa et tourna la tête dans sa direction. Bien qu’il fût en partie dissimulé dans les branchages, leur regard se croisèrent. Il resta paralysé. Trop tard pour se sauver ou même pour faire un pas en arrière ! Elle lui sourit « Tu as aimé ce morceau ? » demanda-t-elle comme s’ils s’étaient toujours connus. Il ne sut que répondre et ne répondit donc rien, restant planté là comme un nigaud alors qu’il avait envie de dire et même de crier que c’était là une musique magnifique et qu’il n’avait jamais rien entendu de plus beau. Un peu décontenancée par son mutisme, elle n’en continua pas moins à lui sourire. « Allez, viens, ne reste pas là, caché comme une souris dans son trou. Tu peux venir près de moi pour écouter, si tu veux. »
Alors il sortit de sa cachette car il n’y avait plus d’autre solution. Il se sentait pris en faute comme un voleur. Il fallait dire qu’il était plusieurs fois coupable. D’abord d’avoir été là et de ne pas avoir manifesté sa présence, ensuite d’avoir écouté cette musique qui ne lui était pas destinée et qui était jouée de manière si intime et enfin et surtout d’avoir osé regarder la beauté de cette fille à son insu. Il s’était fait prendre sur le fait et c’était donc comme un coupable qu'il s’avança en titubant. Il aurait dû reculer et s’enfuir, mais il n’en avait plus ni la force ni le courage. Cette voix féminine l’avait complètement paralysé. Il fallait dire qu’elle était douce, incroyablement douce, d’une douceur qu’il n’avait jamais entendue nulle part ailleurs. Elle le regarda. « Ce n’est pas la première fois que tu viens, hein ? Tu aimes la musique ? Tu joues d’un instrument, toi aussi ? » Il était fait comme un rat ! Elle savait tout, absolument tout et l’avait visiblement repéré depuis sa toute première visite. Et en plus, bien sûr que non, qu’il ne jouait pas d’un instrument ! Il se sentait vraiment idiot, là, à côté d’elle. Si au moins il avait pu l’impressionner et lui annoncer qu’il maîtrisait le piano ou la flûte traversière, il aurait eu une chance de se faire remarquer et d’être accepté, mais non, il n’avait rien à dire, il ne jouait d’aucun instrument, pas même du tambour ou de l’harmonica. Il ne savait pas non plus siffler correctement ! Pendant une seconde, il en voulut à sa mère de ne l’avoir jamais inscrit à un seul cours dans un conservatoire. Il s’enfonçait et se sentait de plus en plus en position d’infériorité face à son interlocutrice. Celle-ci, pourtant, continuait à se montrer bienveillante avec lui. Il se dit qu’elle devait avoir le fond gentil pour manifester autant de patience avec un demeuré tel que lui, qui ne savait répondre qua par oui ou par non. Alors, pour rompre cette situation embarrassante et sortir de son malaise, il se lança en avant et parvint à formuler une phrase entière : « Qu’est-ce que c’est pour un instrument que vous avez là ? » Évidemment, il avait à peine posé cette question qu’il en perçut toute l’incongruité et tout le ridicule. S’enquérir de l’instrument lui-même, c’était avouer son ignorance totale dans le domaine de la culture en général et dans celui de la musique en particulier. C’était avouer qu’il ne connaissait rien et donc qu’il était non seulement un ignare, mais aussi qu’il se trouvait à mille lieues de ses centres de préoccupations à elle. En un mot, c’était avouer qu’il était carrément idiot et qu’il n’avait aucun point commun avec elle, qui jouait de la musique comme une déesse.
Il resta donc là à attendre que le ciel lui tombât sur la tête, tout en avalant une nouvelle fois sa salive. Allait-elle éclater de rire ? Allait-elle le congédier d’un geste brusque ? Allait-elle se fâcher devant autant d’ignorance ? Et bien non. De sa voix douce, elle répondit calmement que cet instrument était un violoncelle et elle se mit patiemment à lui en montrer les différentes parties. Elle lui montra la pique, qui permettait de fixer l’appareil au sol, tandis qu’autrefois on le coinçait entre ses jambes. Elle parla de l’archet, ce fameux « bâton » qui l’intriguait depuis le début. Elle lui expliqua la technique des cordes frottées et celle du « démanché », qui n’était autre qu’un déplacement de la main gauche le long du manche afin d’obtenir des notes plus aigües. Il en resta saisi d’admiration.
Son étonnement redoubla quand la jeune fille lui proposa de jouer lui-même. Il se mit donc devant l’instrument et elle se mit derrière lui. Elle avait un parfum envoûtant qui le fit chavirer aussitôt. Ensuite, elle prit sa main pour la positionner correctement sur le manche. Ah ! Comme le contact de cette main était agréable ! La belle inconnue avait la peau douce et sa main était toute chaude… Il en fut complètement troublé. Cependant, il n’eut pas le temps d’analyser les sentiments qui l’agitaient car déjà elle lui confiait l’archet. Son corps était tout contre le sien et c’était délicieux. Elle se pencha davantage encore pour tenir sa main droite et guider le mouvement de l’archet. Le violoncelle émit un cri aigu, suivi d’un grognement rauque. Ils se mirent à rire tout les deux, trouvant là une première complicité. On recommença et ce fut bien meilleur. Quelques notes plus ou moins correctes s’envolèrent dans les airs. C’est elle qui faisait tout, bien entendu, mais cela n’avait aucune importance. L’instant était merveilleux. Ils firent comme cela quelques essais et à chaque fois une sorte de musique s’élevait, plus ou moins plaintive, quelque peu étrange, imparfaite, certes, mais s’améliorant sans cesse. L’enfant se dit que toute sa vie il se souviendrait de ces notes hésitantes, qui tentaient maladroitement de prendre la forme d’un air connu. Il sentait confusément que ces balbutiements sonores étaient à l’image de leur rencontre à eux deux. N’étaient-ils pas eux aussi en train de tâtonner tant bien que mal pour trouver un point de rencontre qui fût harmonieux ? Les notes émises par l’instrument semblaient refléter dans leur imperfection leur désir balbutiant de s’accorder.
A un moment donné, elle changea de position et vint se placer à sa droite. Pour tenir l’archet, elle se pencha donc devant lui et là il crut complètement défaillir. Ses beaux cheveux noirs venaient toucher sa figure et dans l’échancrure du tee-shirt un peu entrebâillé de par sa position, il entrevit ce qu’il n’aurait jamais cru voir, la naissance de ses deux seins. Sans cesse, ses yeux revenaient s’attarder à cet endroit, pendant qu’elle guidait sa main et que le violoncelle se mettait à gémir de plus en plus fort.