Refus d’une demande d’adoption justifié par l’âge excessif de l’adoptant et par la différence d’âge entre l’adoptant et l’adopté
par Nicolas Hervieu
Une femme célibataire, qui avait déjà adopté un premier enfant cinq ans auparavant, a déposé une demande d’adoption d’un second enfant à l’âge de cinquante-sept ans. Cependant, les autorités suisses s’y opposèrent au motif, essentiellement, que l’intéressée était trop âgée et que l’adoption d’un très jeune enfant (cinq ans maximum) conduirait à une trop grande différence d’âge entre l’adoptante et l’adopté.
« Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause » (§ 69), la Cour européenne des droits de l’homme décide de placer l’examen de cette affaire sur le terrain de l’article 8 combiné à l’article 14 (discrimination dans la jouissance du droit à une vie familiale) au lieu de celui de l’article 12 (droit de fonder une famille) invoqué initialement par la requérante.
La première étape de son analyse conduit la Cour à examiner l’applicabilité de ces articles aux faits de l’espèce, sachant que celle de l’article 14 est conditionnée par l’exigence que ces faits « tombent sous l’empire de l’une au moins des dispositions de la Convention » (§ 72), en l’occurrence l’article 8. Or, à cet égard, il est rappelé que « la Convention ne garantit pas, en tant que tel, le droit d’adopter » (§ 72) et que « dans une affaire récente jugée par la Grande Chambre, elle a laissé ouverte la question de savoir si le droit d’adopter entre ou non dans le champ d’application de l’article 8 pris isolément » (§ 72 - Cour EDH, G.C. 22 janvier 2008, E.B. c. France, Req. n° 43546/02 - Actualités Droits-Libertés du même jour). Suivant toutefois le raisonnement mené dans cette dernière affaire (précité, § 41-51), la Cour tire les conséquences de ce que la législation suisse ouvre le droit à l’adoption aux personnes célibataires et estime donc que « les circonstances de l’espèce tombent sous l’empire de l’article 8 de la Convention » (§ 73). Dès lors, l’État partie doit garantir la jouissance de ce droit conformément à l’article 14, soit donc sans discrimination (§ 74 - V. dans un autre contexte, sur l’existence d’une vie familiale entre un enfant et une famille d’accueil souhaitant l’adopter, Cour EDH, 2e Sect. 27 avril 2010, Moretti et Benedetti c. Italie, Req. n° 16318/07 - Actualités droits-libertés du 6 mai 2010 et CPDH même jour).
Passant à l’examen au fond, la juridiction strasbourgeoise réajuste une nouvelle fois les griefs de la requérante. En effet, alors que cette dernière se prétendait « victime d’une discrimination par rapport aux femmes qui peuvent de nos jours avoir des enfants biologiques à [son] âge » (§ 82), la Cour juge qu’« il n’est pas question ici d’une différence de traitement opérée par l’État dans des situations analogues ou comparables. En effet, comme le relève à juste titre le Gouvernement, l’État n’a aucune influence sur la possibilité ou non pour une femme d’avoir des enfants biologiques » (§ 84). Néanmoins, elle estime que la différence de traitement litigieuse peut être caractérisée par la comparaison entre la situation de la requérante et celle d’« une femme seule moins âgée qui, dans les mêmes circonstances, serait susceptible d’obtenir l’autorisation d’accueillir un second enfant en vue de son adoption » (§ 85). Toutefois, la Cour refuse de qualifier de discriminatoire cette différence de traitement. L’élément clef étayant cette conclusion réside essentiellement dans la marge d’appréciation reconnue à l’État partie en ces circonstances. En effet, cette marge, indexée notamment sur « la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants » (§ 80), est jugée particulièrement ample en l’espèce puisque les juges européens énoncent que « force est de constater qu’il n’existe pas de dénominateur commun dans ce domaine » (§ 89). A l’aune d’une analyse assez minutieuse des législations des États parties à la Convention ainsi que divers instruments conventionnels européens et internationaux (§ 23-42), il est en effet relevé qu’ « aucun principe uniforme ne ressort des ordres juridiques des États contractants, ni relativement aux limites d’âge inférieur et supérieur fixées pour les personnes adoptantes, ni relativement à la différence d’âge entre celles-ci et l’enfant à adopter » (§ 90).
En conséquence, cette « grande diversité dans les solutions adoptées par les législations des États membres » (§ 91) confère aux « autorités suisses […] une grande marge d’appréciation » (§ 92). Car « dès lors que les problèmes délicats soulevés en l’espèce touchent à des domaines où il n’y a guère de communauté de vues entre les États membres du Conseil de l’Europe et où, de manière générale, le droit paraît traverser une phase de transition, il convient de laisser une large marge d’appréciation aux autorités de chaque État » (§ 93).
Cette conclusion intermédiaire selon laquelle « la législation ainsi que les décisions prises semblent se situer clairement dans le cadre des solutions adoptées par la majorité des États membres du Conseil de l’Europe et être par ailleurs en conformité avec le droit international en vigueur » (§ 92) influence nettement la conclusion finale de la Cour. Certes, celle-ci prend soin de rappeler que « pareille marge d’appréciation ne saurait cependant se transformer en reconnaissance d’un pouvoir arbitraire à l’État » (§ 94). Cependant, la vérification de ce que la différence de traitement litigieuse repose bien sur une « justification objective et raisonnable » (§ 77) est réalisée de façon assez lapidaire. La Cour se borne ainsi essentiellement à constater que les décisions internes étaient « amplement motivées » et « inspirées non seulement par l’intérêt supérieur de l’enfant à adopter, mais également par celui de l’enfant déjà adopté » (§ 96).
En conséquence, et à l’unanimité des juges, aucune violation par la Suisse de l’article 8 combiné à l’article 14 n’est ici constatée.
Schwizgebel c. Suisse (Cour EDH, 1e Sect. 10 juin 2010, Req. no 25762/07)