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Coupe du monde, heure zéro : dès maintenant, il faut s'imaginer l'Algérie comme un pyramide inversé avec une base large dans le ciel et le sommet en pic posé sur le dos d'un seul homme : Saâdane, le sélectionneur national. En bas de la pyramide donc, Saâdane avec ses 23 joueurs posés sur son dos. Au-dessus, Raouraoua, le président de la FAF. Et en dessus encore, le Pouvoir qui veut gagner avec des joueurs ce qu'il n'arrive pas à acheter et réaliser avec les plans de relance : la tendresse nationale, un peuple qui leur écrit des lettres d'amour, des gens qui leur mangent dans la main et un pays qui dépasse l'Espagne en courant les pieds nus, le rire en collier pour les lèvres. En dessus encore, tous les Algériens qui sont tristes depuis si longtemps qu'ils peuvent provoquer des pluies en vous racontant leur vie. Puis les anciens Algériens : ceux qui veulent une rediffusion de 82 en haute définition et qui veulent voir revenir les beaux jours où on n'avait pas des bananes mais au moins un nez incassable et pas rond comme celui d'un clown. En dessus encore, les femmes et les enfants, habillés de maillots verts algériens fabriqués en Chine ou dans les sous-sols des ateliers clandestins. Encore en dessus, tous les morts, par martyrs, par accident, à cause du conflit de l'été 62, ceux décédés entre le coup d'éventail et le coup de pied. En dessus encore, très loin dans la chronologie mais avec le même poids sur les épaules de Saâdane, tous ceux qui ont joué au ballon dans ce pays, à la balle, à la matraque, au héros ou au socialisme ou même au ministre à 27 ans. Puis tous ceux qui n'ont pas trouvé de solution à l'identité, à la vérité et à l'exportation hors hydrocarbures.
Au final, l'image d'une 404 bâchée, vieille mais avec des pièces neuves, en surcharge à cause de tous les problèmes de la colonisation et de la décolonisation négative, et que Saâdane doit porter sur son dos sur des milliers de kilomètres, en courant entre Durban, Polokwane, Johannesburg, le Cap ou El Jazeera, le sourire aux lèvres, avec des déclarations confiantes à toutes les chaînes TV et à toutes les âmes sensibles, démontrant que même sans attaque, ni stars, ni probabilité sérieuse, on peut gagner les matchs, chasser la France, faire revenir l'Emir Abd El Kader autrement que sous la forme d'un paquet de cendres. Un Saâdane unique et solitaire envoyé sur la lune par tout un pays pour faire un grand pas pour nous tous, avec une seule chaussure et beaucoup d'argent et qui doit en revenir avec un but pour tous, une explication à notre présence sur terre avec la sensation de vivre en dessous et une philosophie de l'existence nous permettant de faire des enfants sans nous sentir coupables.
C'est ainsi que se présente la mission de Saâdane pour nous : un enjeu biologique de survie dans l'ordre du cosmos. Une occasion de trouver la clé de notre énigme : pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi Dieu nous a donné du pétrole en nous enlevant les pieds ? Pourquoi nous sommes tristes alors que nous avons une terre enfin à nous après des siècles de viols venus avec la mer ? Pourquoi on se déteste comme des colocataires ? Pourquoi rien ne semble avoir du goût depuis longtemps ? Une immense pyramide posée sur les épaules d'un seul homme qui, s'il éternue, se baisse pour nouer ses chaussures, ou fait le geste de chasser un moustique, c'est tout un pays avec son histoire nationale, ses enfants à venir et ses ancêtres encore sous le coude, qui tremble et s'inquiète. A peur et a envie. A de l'avenir ou seulement des démos numériques.