J’ai toujours aimé les cartes, la représentation du monde et les rêves qu’elles induisent. En attendant d’aller à la British Library pour une exposition plus historique, j’ai visité à Iniva, un centre d’art d’East London, une exposition où de jeunes artistes contemporains triturent, réinventent, déclinent et régurgitent des cartes (jusqu’au 24 juillet). Pour certains, comme Milena Bonilla, la carte semble n’être qu’un décor, une forme poétique d’où le sens s’est échappé. D’autres, au contraire, sans tenir de discours, construisent des pièces chargées de sens : Oraib Toukan nous offre une ’solution’ pour le Moyen-Orient, de la Palestine à l’Afghanistan (The New(er) Middle East, 2007). Multiplication des états (42 sur cette carte), éclatement des frontières et déplacement des peuples : la région devient un casse-tête sans nom et tout un chacun peut reconstruire son puzzle mural, jouer les stratèges en chambre, faire sa propre déclaration Balfour ou son traité de Sèvres, éloigner telle ethnie de telle autre et l’allier avec une troisième. Le visiteur, géographe ou colonialiste, recrée ainsi de nouveaux pays aux formes chimériques qui me rappellent les cartes humoristiques de mon enfance, botte italienne et ours suédois. Utopie optimiste ou grinçante ?
Pour Bouchra Khalili, la carte est le support d’une histoire, du récit d’un homme traversant des frontières, d’un déplacé, d’un clandestin, d’un occupé. Trois vidéos (Mapping Journey # 1, 2 & 3, 2008/2009) montrent une main traçant un parcours sur une carte, dessinant des errances, des embûches, des échappées : deux sont des Nord-Africains émigrés clandestins en Italie puis en France contant leurs voyages en bateau, leurs arrestations, leurs emplois de misère, leurs espoirs, leurs nostalgies. La troisième narre le périple d’un Palestinien de Ramallah amoureux d’une Hiérosolymite : pour la rejoindre, il doit désormais affronter le mur de la honte et les checkpoints. Dessinant au stylo son périple sur la carte où colonies, barrages, routes réservées et zones interdites tracent un réseau kafkaïen, il y laisse une trace qui se trouve ressembler étonnamment aux frontières historiques de la Palestine mandataire. Ironie tragique.
Alexandra Handal ne quitte pas la région : son installation au sol (Labyrinth of Remains and Migrations, 2000-01 & 2010), des plaques entre lesquelles on navigue prudemment, semble montrer une procession de fourmis sur plusieurs niveaux, plusieurs transparences. Mais ces traits noirs sont des mots, parfois en alphabet latin et parfois en arabe, écrits sur des feuilles transparentes superposées, comme des couches de mémoire de plus en plus opaques. Y sont inscrits les noms des 417 villages détruits pendant la Nakba, d’où les habitants furent expulsés pour faire place aux colons et dont les vestiges furent rasés, ne laissant pas une pierre, seulement un nom, un souvenir et, ici et là, dans les camps, des vieilles clés rouillées.
Au milieu d’autres projets plus esthétiques (Esther Polak et la route du lait) ou plus conceptuels (Emma Wolukau-Wanambwa et la cartographie sémiotique), les trois artistes que j’ai remarquées ici sont celles qui, à mes yeux, confrontées à une région en crise, interrogent le mieux le sens de la carte et son rapport au monde.
Photos 1 & 5 de l’auteur.