La révolte des accents - érik orsenna

Par Tinusia

"Depuis quelque temps, les accents grognaient. Ils se sentaient mal aimés, dédaignés, méprisés. À l'école, les enfants ne les utilisaient presque plus. Chaque fois que je croisais un accent dans la rue, un aigu, un grave, un circonflexe, il me menaçait.
- Notre patience a des limites, grondait-il. Un jour, nous ferons la grève. Attention, notre nature n'est pas si douce qu'il y paraît. Nous pouvons causer de grands désordres.
Je ne prenais pas les accents au sérieux. J'avais tort."

J'aime ces écrivains qui parviennent à transmettre la pédagogie sans ennui ! Et j'aime ces pédagogues qui communiquent le savoir sans morosité (j'espère que mes élèves conserveront ce souvenir de moi !).

Je me souviens. En l'an 1967, alors que je commençais sans grand enthousiasme ma deuxième seconde, un jeune prof de français a déboulé le jour de la rentrée en nous apostrophant vigoureusement : "Savez-vous que votre vie ne tient qu'à une virgule ?"

Il déambulait dans les travées de la classe, nous mettant chacunes et chacuns au défi de comprendre son interpellation. Bien sûr, nous restions bouche bée, contenant à grand peine un fou-rire prometteur d'une année de français quelque peu désordonnée !

Eh bien ! ce ne fut pas vraiment comme cela que les choses se passèrent ... Figurez-vous que c'est grâce à ce Monsieur Vignaud (qu'il m'envoie un message s'il me reconnaît et s'il est toujours de ce monde) que les mots ont commencé à me parler.

Alors, cette virgule, me rappelez-vous ! Il faisait référence à la bataille de Fontenoy, en 1745, qui opposait Anglais et Français. Ainsi se transmet traditionnellement la phrase prononcée par le comte d'Anterroche, commandant d'une Compagnie des gardes françaises, au début de la bataille de Fontenoy (11 mai 1745) qui mit aux prises l'armée française commandée par le maréchal de Saxe et l'armée anglo-hollando-hanovrienne du duc de Cumberland : "Messieurs les Anglais, tirez les premiers !".

Monsieur Vignaud, sus-cité, nous demanda de seulement ajouter une virgule après "Messieurs"...

Essayez, pour voir...

Alors ?

"Messieurs les Anglais, tirez les premiers"... bien sûr, ce sont les Anglais qui entreprennent l'assaut... et qui gagnent la bataille.

Et, maintenant, constatez ...

"Messieurs, les Anglais, (deuxième "," que l'on peut aussi remplacer par un "!") tirez les premiers"...    C'est le Comte d'Anterroche qui prend l'initiative en mettant ses troupes en garde contre l'ennemi qui se pointe ! Et ce sont les Français qui vont attaquer avant les autres ... et qui auraient pu gagner la bataille.

De l'importance, donc, de la ponctuation et de l'accentuation.

Érik Orsenna s'emploie dans ce petit roman à nous démontrer le prestige des accents. Sa manière est drôle, bien que la trame de l'histoire ne présente que peu d'intérêt. Jeanne (si vous ne la connaissez point, je vous la présenterai dans de futurs billets) a trouvé un petit job d'été : elle va être gardienne de phare et aura plus spécialement pour mission de traquer tout intrus présumé qui pénètrera dans le port.

Lorsqu'une jonque se présente à l'embouchure, elle ne s'inquiète pas, et - au contraire - incite son patron, gardien de phare en titre, à permettre l'accostage. Les navigateurs sont des comédiens, ce qui excite la curiosité de la jeune fille... Elle quitte même (en cachette) son poste d'observation pour être au plus près de la représentation qui est donnée : Roméo et Juliette, pensez donc !

Mais voilà, que le lendemain matin, après le départ des saltimbanques, les autochtones, dépités, s'aperçoivent qu'accents et épices se sont fait la malle !

"Les accents sont des signes qui se placent sur certaines voyelles ou certaines consonnes pour en indiquer la prononciation exacte. Sans accent, tous les "e" sembleraient tomber du cul de la poule, alors qu'il y a des "é", des "è", des "ê"..."

Jeanne part à la recherche des accents... elle retrouvera les siens, au prix d'une épopée qu'il ne vous reste qu'à découvrir : l'aigu, le grave et le circonflexe ; elle rencontrera aussi ceux "des autres" : les nikkuds, la hamsa, le wasla, et Kljukica, qui, en Tchéquie se prénomme Hacek (avec une ' sur le "c")... et même que la cédille prendra sens !

Et pourquoi donc les théâtreux ont-ils emporté les épices en même temps que les accents ? Tiens ! je vous le demande !

À tout seigneur tout honneur... je laisse la conclusion à Érik Orsenna :
- Monsieur, les accents, au fond, à quoi servent-ils ?
- Ils nous réveillent, Jeanne, ils vont chercher en nous ce que nous avons de plus fort, ils accentuent nos vies. Comme leur nom l'indique, ils accentuent...