A propos de When you’re strange de Tom DiCillo 3 out of 5 stars
Documentaire constitué uniquement à partir d’images d’archives, When you’re strange revient sur la courte épopée d’un des plus grands groupes de l’histoire du rock américain et des années 1960, The Doors. Centré sur la figure mythique et contestataire de son chanteur, Jim Morrison (1945-1971), mort précocement, When you’re strange est accompagné en voix-off par des commentaires sur la vie du groupe lus par l’acteur Johnny Depp.
Il y a comme un parfum de nostalgie, une émotion à replonger ainsi dans le contexte politique des années 1960 aux Etats-Unis. Nostalgie du vent contestataire qui soufflait alors à cette époque dans tout le pays (mais pas seulement). Martin Luther King et les frères Kennedy sont assassinés. Tout le pays proteste contre la guerre au Vietnam (1959-1975). C’est dans ce contexte politique pour le moins trouble que vont émerger The Doors.
Le film s’ouvre sur des images jamais montrées encore : celles d’un film expérimental de 45 minutes tourné en 1969 et en 35 mm par un ami de Morrison, Paul Ferrara, à l’apogée de la gloire des Doors. Le film s’intitule HWY- An American Pastoral (HWY signifiant Highway). Jim Morrison y joue son propre rôle, qui écoute à la radio un journaliste annoncer en direct qu’il est mort. A l’humour morbide correspond une forme d’autodérision prophétique.
Mais si ces images de Morrison, « wild animal » roulant à vive allure dans le désert américain, ne lèvent pas le voile sur les nombreux mystères qui entourent la personnalité complexe et tourmentée du chanteur mort tragiquement d’une overdose à l’âge de 27 ans, elles donnent au moins un éclairage sur la personnalité du chanteur américain, qui se définissait avant tout comme un poète. Mais une part d’ombre demeure. Morrison, poète ou manipulateur ?
On connaissait la passion de Morrison pour le cinéma (il a fait l’école de cinéma d’UCLA), mais on ne savait pas que le futur chanteur (dont le père était militaire), connaissait déjà par cœur, à 15 ans, toute l’œuvre de Rimbaud et de William Blake.
HWY- An American Pastoral révèle en tout cas un personnage en quête de liberté et qui se cherche désespérément, perdu dans le désert. On pense, avec ces plans dans le désert, cette quête de bien-être du personnage interprété par Morrison, à Zabriskie Point d’Antonioni (1970).
L’enfance de Morrison, dont le père, militaire, participa à la guerre du Vietnam, explique l’insoumission précoce du chanteur. Sa soif de rébellion et d’émancipation. Morrison est un écorché vif mais son absolu est bien poétique. Son goût prononcé pour la défonce et les paradis artificiels auxquels il s’adonna toute sa vie (drogues, alcools, acides, LSD, etc..) le rapprochent du soldat joué par Martin Sheen dans Apocalypse now (1979). On pense aussi aux expériences d’Henri Michaux.
Quand on lui demande dans une interview si le contenu de ses textes est politique, Morrison répond qu’il est avant tout un chanteur et un compositeur. Cet art du détournement, de la non-réponse, cette capacité à provoquer, à être imprévisible, à répondre volontairement à côté de la plaque, peut-être que Morrison les a hérités (où serait-ce l’inverse ?) d’Andy Warhol.
Toujours est-il qu’il y a bien une chose qui fascine dans le film, c’est la métamorphose de Morrison. Comment il passe en si peu de temps (la carrière de The Doors tient entre 1967 et 1971) d’un chanteur timide et qui tourne le dos au public à une bête de scène capable de provoquer l’hystérie et de manipuler les foules. On pense à un fameux show télé du chanteur vedette des Sex Pistols.
Lors du concert avorté qu’il donna à Miami, pour une grande tournée (par la suite interdite) aux Etats-Unis, Morrison s’énerve quand le public réclame Light my fire. Il surprend tout le monde en traitant le public d’ «esclaves» et menace de montrer son pénis. Un fan lui offre un agneau et Morrison trouve dommage que l’animal soit trop jeune, sinon… Le concert est censuré et Morrison arrêté pour offense aux bonnes mœurs.
Qui était Morrison exactement ? Au-delà du manipulateur génial de foules, c’est toujours la figure du poète qui revient. Et pas n’importe lequel. Morrison a publié plusieurs recueils de son vivant. Le sentiment de solitude, d’être mal dans sa peau qui caractérise Morrison dans la chanson qui donne son titre au film, l’impression de chercher constamment à savoir qui il est quand il ne se sent pas étranger à lui-même (« People are strange when you’re a stranger, Faces look ugly when you’re alone ») le rapprochent de Kurt Cobain (autre figure du mal-être) mais surtout de Rimbaud.
C’est en tout cas l’impression qui perdure. Vers la fin de sa vie, Morrison est très affecté par la disparition de Janis Joplin et de Jimi Hendrix (tous deux morts à 27 ans). On peut d’ailleurs reprocher au film de ne pas assez fouiller les rapports exacts (musicaux, affectifs) qui existaient entre The Doors et les différentes formations musicales des années 1960 aux Etats-Unis. Quelles relations (estime ? jalousie ? haine ? admiration ?) entretenaient-ils entre eux ? Quelles affinités ? La fin est un peu bavarde.
Lors d’un des derniers concerts de The Doors, un des membres du groupe (qui ne s’est jamais séparé ni scindé) jure qu’il a vu l’âme de Morrison quitter son corps sur scène. Sans doute Morrison n’avait-il plus le souffle. Morrison était bien Morrison. « Je est un autre ». Mais la poésie est éternelle…