Mon père était physicien, professeur à l'université de Toulouse et spécialiste renommé de microscopie électronique. J'admire le courage qu'il a démontré pour en arriver là : fils de maréchal-ferrant, il avait étudié à l'école normale d'instituteurs de Carcassonne, continué jusqu'à l'agrégation de physique, et était devenu professeur de lycée. Puis, à son retour de cinq ans de captivité en Allemagne et à près de quarante ans, il avait préparé un doctorat et avait commencé sa carrière universitaire. J'ai eu un parcours plus facile. Après une enfance dans la ferme de mes grands- parents maternels dans l'Aude jusqu'au retour de mon père d'Allemagne, j'ai passé mon adolescence à Toulouse où j'ai étudié au lycée Fermât. J'ai constaté que j'étais bon en physique et mathématiques et, comme Paris m'attirait, j'ai visé les grandes écoles et je suis entré à l'Ecole normale supérieure de Paris.
Pourquoi la physique, comme votre père ?
J'étais meilleur dans cette discipline qu'en maths. A l'époque où j'étudiais Rue d'Ulm, un nouvel enseignement de matière condensée, lancé par Jacques Friedel, m'a attiré. Le sujet de ma thèse, dirigée par Ian Campbell et soutenue en 1970, était de tester une prédiction du futur prix Nobel de physique 1977, Nevil Mott, sur l'influence du spin des électrons dans les propriétés de conduction électrique des métaux magnétiques (lire les Repères p. 58). Au départ, j'étais impressionné par le vaste monde de la physique. Je me demandais ce que je pourrais apporter de plus. Mais ma thèse a bien marché, j'ai pu bien éclaircir cette influence du spin, ce qui a même jeté les bases de la spintronique d'aujourd'hui.
Il est vrai que les carrières scientifiques sont moins faciles aujourd'hui. Mais la science est toujours excitante. Le progrès n'est pas saturé. Il reste des choses à découvrir. Je me souviens dans les années 1980, lors d'un jury de thèse avec Pierre-Gilles de Germes (prix Nobel de physique en 1991), avoir entendu celui-ci dire que la physique de la matière condensée, et en particulier du magnétisme, était sans issue. Il s'est trompé ! J'explique âmes étudiants que la recherche est un métier créatif et en plus une aventure qui réserve souvent de bonnes surprises.
La nature de la physique a-t-elle changé ?
Lorsque j'ai commencé, on observait la Nature, par exemple en cherchant à comprendre les propriétés des matériaux naturels. Aujourd'hui, grâce aux nanotechnologies, le chercheur a une démarche différente. Il peut imaginer et fabriquer des structures nouvelles, à l'échelle du nanomètre, pour créer des propriétés d'une matière devenue en quelque sorte artificielle. Les nanotechnologies sont un outil fantastique pour la recherche.
Et dans la façon de faire de la recherche au quotidien, les choses ont-elles changé ?
Incontestablement. Le rythme de la communication s'est accéléré. Les publications sont plus nombreuses mais, en revanche, leur rigueur a sans doute baissé; le spectaculaire passe souvent avant le profond. Par ailleurs, la paperasse a augmenté : rédaction de projets, rédaction de rapports, etc. Il faudrait diminuer ça. La compétition est toujours là. C'est dans la nature du chercheur de vouloir être le premier et faire gagner ses idées. Le fair-play n'est pas toujours au rendez-vous.
Justement, on vous présente comme l'inventeur du MP3 ou des disques durs... Cela m'amuse, mais c'est un peu agaçant car c'est inexact. Peter Grünberg, du Centre de recherches de Jülich (Allemagne), et moi-même avons découvert un nouveau phénomène physique, la magnétorésistance géante (GMR). Notre découverte fondamentale a servi de base au développement des nouvelles têtes de lecture de disque dur qui ont permis de stocker des quantités toujours plus grandes d'information depuis dix ans. Ces développements ont été effectués par des entreprises, pas par nous. Nous avions tous les deux enregistré des brevets, mais celui de Grünberg a gagné la course de vitesse... et les royalties. Permettez-moi d'ajouter que le concept de vanne de spin utilisé dans les applications est dans le brevet de Grûnberg et que personne d'autre ne peut s'en attribuer l'invention. Personnellement, je regrette que le brevet français sur la GMR soit arrivé trop tard, mais j'aime surtout avoir ouvert un nouveau champ de recherche et contribué à son développement. La spintronique a révélé de nombreux phénomènes, ouvert des directions de recherche excitantes, et va avoir des applications dans des technologies très diverses.
Vous êtes donc toujours actif ?
Oui, nous avons plein d'idées en spintronique. Ainsi, nous travaillons sur des nanopuces capables de générer des micro-ondes avec une grande flexibilité du contrôle de la fréquence émise. Leurs applications pourraient être importantes dans les communications sans fil (Wi-Fi, Bluetooth, téléphones portables...). Nos expériences marchent bien mais, avec une seule nanopuce, la puissance émise est trop faible. Il faudrait en synchroniser plusieurs pour l'augmenter, ce qui soulève des problèmes nouveaux, des problèmes spécifiques d'une dynamique complexe entre ordre et chaos. C'est très motivant. En plus, la concurrence est rude, y compris en France, avec des laboratoires excellents à Orsay ou à Grenoble.
Tout récemment aussi, nous avons étudié les avantages de nanotubes de carbone pour réaliser des transistors à spin performants. Nous nous sommes également lancés sur l'étude d'un autre matériau à la mode, le graphène, qui est en fait un nanotube déroulé (voir Sciences et avenir n°726, juillet 2007).
Vous effectuez vos recherches dans une unité mixte privé/public (Thales/CNRS et université d'Orsay). Qu'est-ce que cela change ?
Notre recherche est fondamentale mais elle prend en compte les préoccupations de Thaïes. Notre équipe détient ainsi de nombreux brevets. De notre côté, nous profitons des questions pertinentes que posent les applications. Par exemple, dans le cas des oscillateurs microondes, la question de la puissance nous a conduits au problème intéressant de la synchronisation d'oscillateurs.
Les collaborations entre privé et public sont rares en France. Comment est née la vôtre ?
Mes travaux sur la GMR n'auraient pas été possibles sans la collaboration avec Thomson. L'université d'Orsay ne disposait pas des machines de dépôt sous ultravide pouvant réaliser des multicouches de quelques atomes d'épaisseur seulement. En fait, un de mes premiers doctorants, Alain Friedrich, travaillait dans le laboratoire de Thomson voisin. On se rencontre, on discute, des idées de collaboration ont germé. Sans ce type de relations personnelles, les collaborations sont plus difficiles à établir. Finalement, une découverte est la combinaison de plusieurs facteurs. Il nous fallait des connaissances scientifiques - les idées de ma thèse ainsi que certains premiers résultats de Grûnberg - et des connaissances techniques - apportées, donc, par le privé.
Le fossé public/privé paraît large en France...
C'est effectivement une faiblesse de la situation française. La collaboration entre Thomson/Thales et le CNRS a été facile à établir mais, dans d'autres secteurs industriels, le monde de la recherche est moins connu. La situation n'est pas la même aux Etats-Unis, par exemple, où la proportion de docteurs dans l'industrie est plus grande. Les thèses ne sont pas valorisées dans nos entreprises. Et les grandes écoles n'incitent pas à faire des thèses. Résultat, de bons universitaires français se retrouvent à faire des carrières industrielles en Californie !
Comment y remédier ?
Il faut valoriser la thèse. Reconnaître le doctorat dans les conventions salariales des entreprises permettrait d'inciter les jeunes ingénieurs à passer ce diplôme et attirerait des chercheurs vers l'industrie. Un autre moyen d'incitation à l'embauche de docteurs est peut-être d'utiliser le dispositif du crédit impôt recherche, une aide fiscale aux entreprises effectuant de la recherche et développement.
La création d'entreprise vous a-t-elle tenté ?
La recherche fondamentale est excitante, j'ai eu aussi la possibilité de diriger une bonne équipe, et je suis resté dans la recherche. Mais certains de mes anciens collaborateurs ont créé leur entreprise comme Kamel Ounadjela en Californie ou Thierry Valet en France avec la société InSilicio qui fait du calcul numérique pour les entreprises.
Comment jugez-vous l'état de la recherche française ?
Il y a une recherche de qualité, qui ne se mesure pas qu'en prix Nobel ! Bien sûr, dans mon domaine, si je compare à l'effort japonais, nos moyens sont en retrait. Mais nous ne nous en tirons pas si mal. Je tiens à dire que la qualité de notre recherche, au moins dans ma discipline, doit beaucoup au CNRS. Cet organisme possède une stratégie de long terme, une capacité de coordination et de mise en réseau ainsi qu'une politique scientifique cohérente. Il a su éviter la dispersion des moyens. Il y a aussi un dialogue avec les chercheurs. Lorsqu'une idée est bonne, elle peut être mise en pratique rapidement. L'unité mixte Thales/CNRS a ainsi été créée en moins d'un an. Cette réactivité est importante.
Que vous inspirent les changements récents dans le paysage de la recherche ?
La création de l'Agence nationale de la recherche (ANR) est une bonne chose, mais l'ANR et le CNRS ont des rôles différents. L'ANR finance des projets à relativement court terme et est bien adaptée pour lancer de bonnes équipes sur des thèmes prioritaires. Elle l'est moins pour coordonner les recherches de l'ensemble des laboratoires français. C'est un dispositif complémentaire du CNRS, qui doit rester l'outil de coordination et de réflexion sur la stratégie de long terme.
Et les universités ? Une grande partie de la recherche se fait dans des unités mixtes associant CNRS et universités. Mais c'est souvent le CNRS qui a la maîtrise de la politique scientifique. Notamment parce que la surcharge de travail des enseignants-chercheurs est trop importante et que peu d'entre eux peuvent encore être les moteurs de la recherche dans les unités mixtes. Songez que je donnais presque trois fois moins de cours à mes débuts qu'un jeune maître de conférences aujourd'hui. Et mon volume horaire était comparable à celui des bonnes universités américaines. J'avais le temps de bien approfondir mes sujets de recherche et mes cours, ce qui est devenu très difficile pour mes jeunes collègues. Je souhaite que les bons enseignants-chercheurs des bons laboratoires puissent avoir à nouveau les moyens et les conditions de travail pour être compétitifs. On pourrait imaginer des modulations ou décharges d'enseignement ou des échanges avec le CNRS... Cela pourrait aller de pair avec une gouvernance améliorée de la recherche par les universités. On doit, d'une part, conserver l'outil performant CNRS et, d'autre part, aller vers une articulation plus équilibrée de la gouvernance de la recherche par les deux entités.
Est-ce un message à faire passer aux politiques ?
Des réformes sont en cours, ça peut aller dans une bonne ou une mauvaise direction. J'espère qu'avec le prix Nobel, mon avis sera un peu entendu !
David Larousserie Sciences et Avenir