Cripple Creek, James Sallis, Folio Noir
Vu en photo, James Sallis est décevant. Un mec replet, un barbichu du menton, grassouillet et dégarni. Il n'impressionne pas, ne fait pas peur. Le problème, c'est que quand on le lit, on imagine un auteur avec une gueule à la Nick Tosches, une lame, un fil à plomb, à l'image de son style, précis et sec. Mais non, c'est juste un écrivain, pas l'un de ses personnages ou un showman qui construit sa légende livre après livre, promo télé après promo télé. Juste un prof de fac du Sud des USA qui parle de son monde et projette dans ses personnages son propre pessimisme sans révolte. Parce que je crois qu'elle est là, l'essence du roman noir : dans le renoncement. Si tu crois vraiment à la Révolution, tu la fais, tu ne racontes pas d'histoires. L'Histoire, tu l'écris. Si tu renonces, tu n'as plus qu'à regarder la violence s'emparer du monde en profitant des rares instants de paix qu'elle t'abandonne malgré elle et écrire des romans si tu le peux.
Il doit être comme ça, Sallis, désabusé. Au lieu de serrer les poings, il ferme sa gueule, comme nous. Mais lui, il a une arme, une vraie, son style.
Reprenons. Turner est adjoint du shérif d'une petite ville du sud des Etats-Unis, près de Memphis. Il coule des jours fragiles et paisibles entre patrouilles, contraventions et « résolution de conflits domestiques ». Quelques incidents réveillent ça et là de désagréables souvenirs, mais la carapace est aussi dure qu'épaisse et les cicatrices ne se voient pas trop même si les blessures, dessous, font toujours un peu mal les jours de pluie.
Un jour, il arrête un chauffard qui traversait sa ville un peu trop vite. Le mec est saoul, un peu trop grande gueule. Il finit au poste. Sa voiture – une Mustang de collection – est fouillée. Il y a 200 000 dollars dans le coffre. Aïe. Quelques jours plus tard, juste avant le transfert du gandin et sa présentation au juge, le bureau du shérif est pris d'assaut, ce dernier et son assistante son blessés et le suspect s'envole.
Peu disposé par l'expérience à rechercher les embrouilles mais décidé à ce que la paix civile demeure inviolée sur son territoire, Turner va se rendre à Memphis à la recherche de son oiseau coureur. Le voyage va réveiller de vieilles choses : un passé de flic, de taulard, et plus curieusement une autre vie dans laquelle il était thérapeute. A dire vrai, ces références sont un peu opaques pour qui, comme moi, n'a pas lu Bois Mort, le précédent opus de James Sallis pour lequel il avait créé le personnage de Turner. Pour autant, elles sont compréhensibles et n'entravent en rien la lecture. Au contraire, elles ajoutent sans doute un peu de sel au mystère déjà bien corsé du roman. Aux Mystères, devrais-je dire. Car les masques sont nombreux. Ceux que Turner lui même porte pour parvenir à supporter sa vie, les désirs enfouis de ses proches, les vieilles rancœurs presque aussi tenaces que les amitiés que la prison et les fuites n'ont pas entamées et les compromis que ses ennemis sont prêts à accepter pour que leur affaires continuent à tourner.
Le problème avec ce genre de bataille, c'est qu'on ne les gagne jamais, si pur ou impur qu'on soit. Pour moi, la référence ultime dans l'exploration de ces recoins moraux est Unforgiven, le film de Clint Eastwood : où le recours à la violence, même s'il est la seule issue, est une défaite. C'est cette amère expérience que renouvelleront Turner et ses amis. On ne gagne pas une guerre, jamais.
Si j'avais du courage et un peu de tête, je ferais un jour un inventaire de tous les romans que j'ai lus où les héros se retrouvent nus au terme de leur aventure. En équilibre précaire, posés sur un orteil au sommet d'un caillou pointu qui les blesse et dont pourtant ils ne descendraient pour rien au monde car en bas ce pourrait être bien pire. Je crois que j'en ai lu des centaines, et ils sont tous beaux.
Ah, et aussi. James Sallis a traduit Raymond Queneau et Jean-Patrick Manchette en américain. Et il a écrit Drive, qui est un chef d'œuvre.