Sorti des oubliettes en 1993 grâce à Martin Scorsese et Francis Ford Coppola qui le découvrirent lors d'une projection au Festival du film de San Francisco, Soy Cuba constitue une oeuvre monumentale, techniquement hallucinante, témoignant du génie visuel de son metteur en scène, Mikhaïl Kalatozov, et de son chef opérateur Sergueï Ouroussevski.
Film de propagande communiste commandé par l'administration Kroutchev, Soy Cuba se divise en quatre chapitres distincts décrivant la dictature de Batista sur l'île de Cuba et racontant tour à tour l'histoire d'une jeune femme obligée de se prostituer pour survivre, celle d'un vieux paysan voyant ses terres vendues à une compagnie américaine, le destin tragique d'un jeune étudiant pro-castriste, et le choix d'un jeune Cubain de rejoindre la guérilla.
Comme l'a fait remarquer à juste titre Martin Scorsese lors d'une interview, il faut mettre de côté l'aspect propagande du film et se focaliser uniquement sur son tour de force visuel et technique. En effet, Kalatozov se sert de son sujet prétexte pour donner libre cours à sa poésie et à son amour de l'outil cinématographique, et raconte son histoire uniquement par l'image et les mouvements de caméra. Ces derniers, totalement incroyables pour l'époque, alternent les plans-séquences caméra à l'épaule (sans aucune secousse, et plus de dix ans avant l'invention de la steadicam), et les grands angles vertigineux.
La célèbre séquence de l'hôtel est à ce titre d'une virtuosité absolument ineffable. Débutant sur le toit , la caméra, dans un plan-séquence totalement incroyable (mais comment ont-ils fait !), passe d'une personne à l'autre, puis descend progressivement le long du mur, arrive aux abords de la piscine, pour terminer par suivre une jeune femme se levant de son transat et entrant dans l'eau, tout ceci en un seul et même plan. La caméra aura donc dans un même mouvement débuté sa course au sommet d'un immeuble pour la terminer au fond de l'eau de la piscine. Tout bonnement incroyable, aujourd'hui encore.
Un autre plan tout aussi virtuose voit la caméra de Kalatozov partir d'un balcon pour entamer un travelling avant au-dessus de la rue, lévitant ainsi à plusieurs dizaines de mètres du sol. La caméra part donc d'un support solide (le balcon) pour finir par avancer en suspension dans le vide, donnant ainsi au spectateur l'impression d'assister à un véritable tour de magie tant la technique semble impossible à mettre en oeuvre pour l'époque.
L'intégralité du film est ainsi une succession de morceaux de bravoure de mise en scène qui, loin de ne constituer qu'un tour de force technique, sont au contraire créateurs de sens. Est ainsi notamment représentative la séquence dans laquelle un paysan se voyant dépossédé de ses terres se saisit de sa machette et détruit ses plans de canne à sucre. Le plan, dans un mouvement de plus en plus rapide, passe du paysan au ciel, puis du ciel au paysan, et ainsi de suite, jusqu'à se fondre l'un dans l'autre, interrogeant ainsi Dieu sur la terrible injustice qui se joue sous nos yeux.
Soy Cuba constitue donc une oeuvre maîtresse dans l'histoire du cinéma, une véritable claque visuelle, plus de 45 ans après, un tour de force technique en même temps qu'une déclaration d'amour aux petites gens, empreinte de poésie et d'humanisme. Son visionnage est absolument indispensable.