Karine Lebret-Leroux, coordinatrice d'émotions

Publié le 03 juin 2010 par Olivier Et Nathalie

Il y a quelques jours, je vous avais promis un voyage dans les coulisses des « cellules olfactives » des marques. Inconnues du grand public, ces équipes qui planchent en permanence sur les grandes tendances parfumées et orientent les créateurs, sont les rouages indispensables mais secrets de l'industrie du parfum. A leur tête, une personne, choisie pour sa connaissance parfaite des matières premières, des méthodes d'extraction, et bien sûr sa capacité à anticiper les goûts des acheteurs, rendus plus volages que jamais par la multiplicité de l'offre (pas moins de 417 lancements en 2009 !).
Des postes comme celui qu'elle exerce, on les compte sur les doigts de la main. D'où l'extrême difficulté à changer d'employeur, si elle le souhaitait ! Ni compositeurs de parfums, ni évaluateurs, les 14 membres de la cellule olfactive dirigée par Karine Lebret-Leroux chez L'Oréal sont, selon ses propres mots, des « accordeurs de piano ». Véritable chef d'orchestre, cette brillante et très jolie femme est dotée d'une forte personnalité, autant que d'un instinct créatif très sûr, qui lui permet de négocier en douceur les « bons » virages d'un métier beaucoup moins lisse qu'il ne paraît...

Pharmacien de formation et créatrice il y a 11 ans de cette entité par laquelle transitent briefs, développements et lancements de tous les « jus » du groupe, elle a le chic pour définir, en une seule phrase, les mécanismes les plus complexes de son métier : « Les parfumeurs présentent des ébauches, et la cellule olfactive cisèle la note. » Une ébauche qui découle en droite ligne du fameux « brief », plus ou moins précis, présenté sous forme de clip, de synopsis, de montage photos, souvent insipide comme une première rédaction au retour des grandes vacances... Alors, cette femme, glamour ET pudique, sexy ET romantique, sensuelle ET éthérée, comment fait-elle pour stimuler l'imagination des nez ?« Quand un projet de " grand " féminin arrive, explique Karine, le marketing en redonne les codes, c'est-à-dire l'ADN de la marque concernée : la femme Yves Saint Laurent n'est pas la même que la femme Armani ou que la femme Lancôme. Chacune est la synthèse de l'image de la maison qu'elle représente. Savoir où "emmener" cette "nouvelle" femme au sein de la marque, permet de redessiner l'univers de celle-ci. L'important dans mon métier est donc de savoir couvrir tous les registres olfactifs. »Des registres olfactifs qui donnent parfois l'impression d'être saturés. Ainsi, la vague de gourmandise, née en 1992 sous l'impulsion d'Olivier Cresp, le créateur d'Angel de Mugler, semble s'essouffler sérieusement. D'où l'importance pour les cellules olfactives de découvrir en amont de nouvelles matières, naturelles ou non, et de se nourrir des prospections de leurs fournisseurs : « Donner du sens à la création, redonner de la valeur au produit final, est essentiel », poursuit Karine. « Dans les années 70, il y avait 31 lancements par an. La seule possibilité de survie aujourd'hui où on en compte 12 fois plus, est le retour aux ingrédients. L'émotion viendra de là, de cet ingrédient qui doit être magnifié par le créateur. »Entendez par « ingrédient » des fleurs de qualité : une « vraie » rose, et non une trace de rose, une « jolie » fleur d'oranger. Fini les détournements de matières, comme cette lavande longtemps chipée aux hommes puis stylisée, avec plus ou moins de réussite : « Pour élaborer un grand parfum, masculin ou féminin, le secret, c'est d'être intemporel. Les valeurs centrales de la parfumerie, les boisés, les fleuris, les chyprés... doivent rester. Sans l'ingrédient, c'est comme si on ne disposait plus de tissu pour faire une robe ! », affirme Karine.

A l'écouter, on s'imagine choisir son parfum comme on choisit sa petit robe noire... Pas faux. Encore faut-il que la sélection de robes oublie d'être consensuelle. C'est tout le problème des tests consommateurs, réalisés à l'échelle mondiale depuis une quinzaine d'années, et qui dégomment sans états d'âme des formules élaborées avec soin par les parfumeurs. De ces impitoyables « baromètres d'achat » découlent autant un frein à la créativité chez les artisans de ce métier qu'un nivellement olfactif pour les utilisateurs. C'est ainsi que le fresh and clean, cette tendance hygiéniste venue tout droit des Etats-Unis, s'est infiltrée progressivement dans la parfumerie de prestige... Interrogée sur ces fameux tests, Karine aborde avec finesse la problématique des « questions ouvertes » et des « questions fermées ». En clair, la bonne méthode serait d'être davantage sensible aux questions ouvertes, plutôt que de déduire un portefeuille d'achats des questions fermées !
La batterie de tests mise au point par Karine et ses experts porte désormais sur l'image que dégage le parfum, sur ses aspérités et ce qu'il évoque au consommateur. Pousser une note jusqu'à l'overdose, grâce à un ingrédient « coup de coeur », n'est plus mission impossible désormais. Ce retour à l'audace, et partant, à la créativité, même s'il est toujours soumis à l'intense pression du marketing, doit beaucoup à la personnalité d'une femme comme Karine. « L'important dans mon métier, c'est de coordonner les émotions. Celle d'un patron de marque, avec l'intention d'un parfumeur. Le parfum, c'est une matière vivante, qui pousse et qui meurt », conclut-elle joliment. Sa profession de foi, au sein d'une industrie du luxe dont le moteur demeure la rentabilité, est loin de ressembler à une démarche utopiste : en parlant des sens, c'est au bon sens que Karine s'adresse. Un Chanel n° 5, qui ne plaît pas à tout le monde et est pourtant parmi les leaders du marché, n'aurait jamais vu le jour s'il avait dû passer la barre des tests. Une raison supplémentaire pour encourager l'originalité en achetant des parfums « différents ». Et de prêter davantage attention à ces coordinatrices d'émotions, « petites mains » des ateliers olfactifs et garantes de l'exception française.