« Je ne connais pas seulement le monde mais comme dit Heidegger, je suis au monde. La philosophie a pour rôle de faire retrouver le lien avec le monde qui précède la pensé proprement dite. »1. Que voir, ce soit toujours voir plus qu’on ne voit, voilà un présupposé de la philosophie Merleau-Pontienne qui ne va pas de soit pour la plupart des gens. Pourtant devant un tableau, quelque chose choc, quelque chose inonde. Ce je-ne-sais-quoi peu frapper n’importe qui, du connaisseur au néophyte, qu’il l’avoue ou non, il est devant quelque chose, une nature morte qu’il aurait pu voir dans sa cuisine des milliers de fois, mais devant laquelle il s’arrête parce qu’il y voit plus, il y voit une profondeur et une vérité délirante. C’est que l’artiste est capable de se déprendre des représentations académiques, des représentations toutes faites, des sédimentations culturelles qui viennent se greffer sur les choses et nous font oublier ce qu’elles sont. Si l’artiste « ne sait pas comment les mots s’en trouvent en lui » comme dit Proust, c’est bien parce que dans le processus créatif il oublie ce qu’il a appris, il oublie qu’il sait, il se déprend de l’académisme, il oublie qui il est, et en quelque sorte, sort de son corps et se laisse aller à cet étonnement primitif, il est au monde. Qu’une idée se trouve alors, à l’occasion d’une perception, réveillée en lui, cela n’infirme en rien notre thèse car comme le dit Merleau Ponty, tout objet visible contient sa part d’invisibilité, entendre par là une profondeur mystérieuse, une sorte de doublure qui n’est pas pour autant le contraire du sensible mais quelque chose du sensible. Ainsi tout les apparences sont le déguisement de lois inconnues, le monde nous apparaît travesti, déguisé par les sédimentations sociales et culturelles qui nous empêchent de voir la chose en soi et sa part d’invisibilité. C’est là que l’artiste intervient, avec toutes les difficultés que cela implique pour comme dit Paul Klee « rendre visible ».
De quelle manière l’artiste rend présentes les choses mêmes, plus qu’aucun autre scientifique, plus encore que le philosophe, voilà la question qui intéresse Merleau-Ponty à travers les oeuvres, les vies et les pensées de personnes comme Proust, Cézanne ou Léonard de Vinci. Comment l’art permet l’émergence du nouveau dans un monde sclérosé par la nécessité voilà ce qui nous intéresse. Si le philosophe avance avec sûreté dans ce retour au lebenswelt puisqu’il a derrière lui une tradition de laquelle il s’inspire, il me semble que l’artiste, lui lorsqu’il éprouve cette expérience est un écorché vif, vivant ce retour d’une manière abrupte dans une espèce de lutte ou tout joue contre tout. Cette lutte m’a semblé trouver son expression la plus juste dans une conférence de Federico Garcia Lorca sur le Duende.
Il me semble que lorsque Merleau Ponty dit : « il faut comprendre la perception comme cette pensée interrogative qui laisse être le monde perçu plutôt qu’elle ne le pose, devant qui les choses se font et se défont dans une sorte de glissement en deçà du oui et du non »2, il décrit l’attitude de n’importe quel Homme qui se trouve devant une oeuvre d’art. Je m’explique : en dehors d’un musée, d’une salle de concert ou de théâtre, nous percevons les choses d’une manière restreinte, nous les percevons dans la sphère de la nécessité d’agir. Elle se développe sur deux axes : 1) les nécessités vitales (se nourrir) 2) les nécessités sociales (travailler, bien se conduire, conserver le lien sociale que nous entretenons avec les individus). Or si l’artiste à travers une oeuvre nous fait voir plus que ce que nous voyons, s’il arrive à représenter des choses qui sont en deçà du oui ou du non c’est que, comme dirait Bergson, c’est un distrait, il est distrait de la nécessité d’agir. Autre formule : il distend les mailles de la nécessité. Comment s’y prend il ? En fait pour en revenir à Merleau Ponty, il se déprend de tous ses acquis, de « la nécessité indirecte qui pèse sur {sa} vision »3 et va droit aux choses.
![Ines_BACAN_c_M.Dieuzaide à la recherche du monde avec Garcia Lorca, Merleau-Ponty, Cezanne et Van Gogh](http://media.paperblog.fr/i/330/3307405/recherche-monde-avec-garcia-lorca-merleau-pon-L-2.jpeg)
L’ange c’est la technique : « il guide et soigne, annonce et prévient, vole au dessus de la tête et éblouie »5 nous dit il. Tout est dit ici : la technique c’est la bonne conscience qui lui dit que faire ceci détruira l’harmonie de l’oeuvre et l’empêche d’agir, en plus elle l’aveugle, lui colle des œillère, elle place comme dirait Merleau Ponty une frontière entre nous et la chose. « La muse, c’est le style et le fond en partie »6. C’est donc une sorte d’état intermédiaire mais encore bancale, l’ouverture au monde n’est pas encore parfaite, la muse vient un peu bousculer l’ange, le charme et l’adoucie, lui permet d’accorder à l’artiste plus de liberté mais il reste encore ferme sur certains points et l’artiste finalement reste insatisfait, frustré presque au sens sexuel du mot. En d’autre terme, à ce stade, il est encore incapable de trouver véritablement l’en deçà des choses, « les racines qui s’enfoncent dans le limon que nous connaissons tous, mais qui donne de la substance en art »7. C’est alors que chez certains génies, quelque chose s’opère, le duende au milieu de l’oeuvre morne se fait jour. Il « se réveille dans les dernières demeures du sang »8, assomme l’ange et viole la muse ou comme dit Garcia Lorca « pour chercher le duende, il n’existe ni carte ni ascèse. On sait seulement qu’il brûle le sang comme une pommade d’éclats de verres, qu’il épuise, qu’il rejette toute la douce géométrie apprise, qu’il brise les styles, qu’il s’appuie sur la douleur humaine qui n’a pas de consolation. »9. Dans le même temps il brise la frontière corps esprit, il est synthèse du dehors et du dedans, inondation du monde dans l’être et de l’être dans le monde. Il est une lutte pour l’expression, le passage réciproque comme dirait Merleau Ponty, d’un intérieur vers un extérieur et d’un extérieur vers un intérieur. Bref le duende suppose un appauvrissement du savoir faire, une ouverture maximale pour que le monde nous parcours et aussi une mise en danger de l’être, une fatigue physique et nerveuse, tant le duende annonce le baptême permanent des choses, une incompréhension des autres qui ne peuvent que désapprouver notre désintéressement vis à vis de la nécessité, qui s’inquiètent aussi de ce déséquilibre (au sens stricte comme au sens figuré) qui est pourtant condition de toute création en tant qu’il rompt avec la vie morne et moite, enlisée dans les habitudes. La création d’une grande œuvre est donc un exercice à la fois magique et risqué qui rend fort mais qui brûle.
J’ouvre une parenthèse. L’ivresse est un état étrange, intermédiaire qui peu peut-être permettre de comprendre ce que je veux dire pour ceux d’entre vous qui ont déjà été saoul. Lorsque nous sommes saouls, un monde nouveau de perceptions s’offre à nous, nous voyons les choses d’une manière différente et nos gestes mêmes sont plus lents, plus vagues et aléatoires. Et puis en même temps il y a cette espèce d’errance mentale, où notre esprit passe de choses en choses sans réellement comprendre ce qu’elles sont. L’art c’est précisément la création de ce genre de déséquilibre, c’est un peu la même chose que d’être saoul devant le monde que d’interroger le monde comme le fait l’artiste puisque les choses se présentent à nous d’une manière nouvelle. Lorsque Proust croque dans sa madeleine et bois une gorgée de thé, il ressent une chaleur familière. Cette perception anormales, ce bien-être qui intervient alors qu’il allait mal il y a encore quelques instants, l’interroge : « Mais à l’instant même où, dit il, la gorgée mêlée des miettes de gâteau touche mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi »10. Proust tressaille, il a un déséquilibre, un renversement s’opère dans son esprit, il entre dans une espèce d’errance mentale ou les souvenirs s’entremêlent avec les émotions qu’on en a et les objets auxquels ils sont rattachés. Ce moment c’est le moment de l’art.
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Notes
- Parcours 1935 à 1951, Maurice Merleau-Ponty, page 66
- Le Visible et l’invisible, Maurice Merleau-Ponty, page 136
- Le Visible et l’invisible, Maurice Merleau-Ponty, page 134
- Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 33 ed. Allia
- Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 17 ed. Allia
- Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 19 ed Allia
- Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 13 ed Allia
- Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 21 ed Allia
- Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 23 ed Allia
10. Du côté de chez Swann, Marcel Proust.
11. Sens et non Sens, Maurice Merleau-Ponty, page 22
12. Le Visible et l’invisible, Maurice Merleau-Ponty, page 137
13. Van Gogh le suicidé de la société, Antonin Artaud, pages 1457 et 1458 ed. Quarto