Histoire d'une pièce fausse

Par Choupanenette

Un voyageur - qui n'était autre, parait-il, que le grand poète Alfred de Musset - rencontra un jour à Turin un muletier à qui il donna, pour le remercier de ses services, un pourboire de trente sous. (Il y avait alors, à cette époque, en Italie, des pièces de cette valeur).

Une année plus tard, Alfred de Musset, se promenant à Naples, vit accourir à lui un muletier, qu'il eut tout d'abord quelque peine à reconnaître. C'était le même que celui qu'il avait précédemment rencontré à Turin.


"Ah ! Monsieur, lui dit cet homme, que je suis donc heureux de vous revoir ! Que de reconnaissance je vous dois, sans que vous vous en doutiez !
- En effet, je n'en avais aucun soupçon, de cette reconnaissance. Et d'où provient-elle donc, mon ami ? demanda le poète.
- Je m'en vais vous expliquer la chose. Ne vous rappelez-vous pas, Monsieur, que vous m'avez donné à Turin, il y a un an, une pièce de trente sous "pour boire" ?
- Oui, je me rappelle... Eh bien ?
- Eh bien, Monsieur, elle était fausse, votre pièce ! Et, grâce à cette circonstance, j'ai pu traverser toute l'Italie en buvant gratis à tous les cabarets !
- Comment cela ?
- J'entrais, je me faisais servir à boire, et souvent aussi à manger, je vous l'avoue, et, le moment venu de régler ma dépense, je payais avec votre pièce. Comme partout on me disait qu'elle était fausse, partout je répondais que je n'en avais pas d'autre. Alors le cabaretier me la jetait à la figure et me mettait à la porte en m'accablant de reproches et d'insultes. "Voleur ! Misérable ! Va-t-en ailleurs !" Et c'est ce que je faisais, j'allais plus loin, chez un de ses confrères, avec qui la même scène se renouvelait. Quand je vous disais, Monsieur, que votre pièce de trente sous m'a valu cent écus pour le moins, et que je ne saurait trop vous remercier !"

A.C. - 1895