S'il est une question qui permet à bien des journaux de "faire du papier" sans amener la moindre valeur ajoutée à leurs lecteurs, c'est bien celle du "cours de l'euro", cette locution devant généralement être comprise dans le sens restrictif du taux de change Euro-Dollar US.
Plus haut, plus bas ?
Quelle est "la bonne valeur" de l'Euro ? Pour certains, il faudrait qu'il baisse pour relancer l'économie. Mais d'autres craignent que l'Euro faible ne fasse grimper la facture de nos matières premières au plus mauvais moment, où que ceux qui nous vendent les dites matières premières ne rachètent nos actifs, nos entreprises comme nos fermes dans le Lubéron, à vil prix. Qui dit vrai ?
La question de savoir si "l'euro est trop fort", ou "trop faible", est mal posée. A un moment donné, il y aura toujours des gens qui souhaiteraient voir l'Euro se renforcer, d'autre le voir baisser. L'exportateur de produits européens vers la zone dollar sera ravi d'une baisse de l'Euro. Mais toutes choses égale par ailleurs, cette même baisse nous fera faire la grimace lorsque nous tenterons de faire le plein de notre réservoir. D'une façon générale, au moment où vous faites vos courses, vous préférez que le pouvoir d'achat de chacun des signes monétaires en votre possession soit fort : votre TV 3D neuve achetée pour la coupe du monde et fabriquée en Chine (dont la monnaie est arrimée au dollar) ne vous en coutera que moins cher.
Les gens qui affirment qu'un Euro faible favoriserait l'économie ne font donc que dire que le cours de la monnaie devrait favoriser ceux qui exportent au détriment de ceux qui importent. Et vice versa.
Mais le lobby des exportateurs, des grandes entreprises multinationales à la très influente CGPME, savent mieux se faire entendre que les 47 millions de consommateurs adultes que comptent ce pays, dont le pouvoir d'influence individuel est nul et les associations représentatives peu sensibilisées à ce sujet. Voilà pourquoi les politiques tendent généralement à privilégier dans leur discours une monnaie "faible", comme le faisait encore il y a quelques jours notre premier ministre.
Toutes ces réflexions sont vaines car elles confondent le symptôme et la cause. Ce sont les fondamentaux de l'économie qui déterminent la valeur de la monnaie et non l'inverse.
Pourquoi les monnaies fluctuent
Dans un marché libre où les monnaies fluctuent les unes par rapport aux autres, la valeur d'une monnaie dépend essentiellement de l'offre et de la demande de produits et d'actifs libellés dans cette monnaie. Deux exemples :
Si les investisseurs installés en zone dollar détenant des bons souverains européens s'inquiètent du risque d'insolvabilité de certains états de cette zone, ils vont tenter de vendre leurs obligations en euro, et, s'ils jugent ces actifs meilleurs, se reporter sur des obligations libellées, par exemple, en dollars (je ne présume pas de l'intelligence d'un tel mouvement, notez bien...). Ils vont donc devoir échanger des euros (vendre) contre des dollars (acheter). Ce mouvement introduit une pression à la baisse sur l'Euro, et à la hausse sur le dollar.
A contrario, si de nombreuses entreprises américaines achètent de la machine outil allemande, les producteurs d'outre Rhin reçoivent des dollars mais doivent payer leurs salariés et leurs charges fixes en Euros (si elles n'ont pas délocalisé). Elles vont donc vendre leurs dollars et acheter des euros, ce qui provoque une pression à la baisse du dollar (hausse de l'offre) et une autre à la hausse de l'Euro. Ce faisant, leur offre devient un peu moins compétitive, toutes choses égales par ailleurs, ce qui tendrait à rééquilibrer la balance commerciale entre les deux pays. Dans les faits, c'est plus complexe. Nous y reviendrons.
Il y a des centaines de raisons qui poussent chaque jour des millions d'individus à vouloir vendre une devise pour en acheter un autre. Chaque mouvement modifie l'équilibre de l'offre et de la demande des monnaies. Il résulte de tous ces mouvements un prix, un prix de marché, pour chaque monnaie par rapport aux autres.
Les marchés étant imparfaits, le "prix de marché" de l'Euro/dollar ne peut être considéré comme "le juste prix" à un instant donné. En effet, tous les acteurs de marché ne disposent pas de la même information au même moment, et tous ne donnent pas la même valeur à la même information. Ces asymétries de l'information expliquent qu'il puisse y avoir des variations de court terme assez fortes des monnaies les unes par rapport aux autres, alors qu'en une semaine ou un mois, les fondamentaux économiques relatifs de deux zones économiques ne changent guère.
Mais du fait que l'état n'est pas plus capable que n'importe quel analyste financier de modéliser les millions d'informations agrégeant la totalité des transactions, il ne pourra pas déterminer un "meilleur" prix de la monnaie que celui formé par un marché libre. Si ses interventions directes (via les taux d'intérêts ou les achats/ventes de devises étrangères par sa banque centrale) conduisent à faire baisser le prix de sa monnaie, il ne fera qu'avantager les exportateurs au détriment du pouvoir d'achat général des ménages. Et vice versa. Pour paraphraser Churchill, le marché est la pire des façons de fixer la valeur d'une monnaie, à l'exception de toutes les autres.
Lorsque l'état prétend enrichir ses citoyens en affaiblissant sa monnaie pour "renforcer les exportations", il commet une erreur de raisonnement classiquement connue sous le nom d'erreur "mercantiliste". Voyons en quoi cette erreur consiste.
Monnaie forte et balance commerciale
Une monnaie forte est parfaitement compatible avec des entreprises capables d'exporter. Entre 1984 et 1988, toutes les monnaies européennes se sont considérablement appréciées par rapport au dollar, ainsi que le Yen, dans d'importantes proportions. Par exemple, le dollar avait atteint un plus haut supérieur à 10 francs de l'époque, pour retomber dans une fourchette de 5 à 6 francs deux à trois ans plus tard.
Nombre d'économistes prévoyaient de graves difficultés pour l'Allemagne et le Japon, du fait de la dégradation prévisible de leur balance commerciale. Or, celle ci fut bien moins grande qu'anticipée. Pourquoi ? Parce qu'une monnaie forte leur a permis d'acheter moins cher les moyens de compenser la hausse de leur devise par une amélioration de leur productivité : achats de matières premières, de machines, de forces commerciales à l'exportation, etc...
Les entreprises d'Allemagne et du Japon ont donc traité la hausse de leur devise non pas comme un handicap, mais comme une opportunité, le cours élevé de la monnaie leur permettant à meilleur compte des investissements améliorant leur compétitivité générale. Aujourd'hui encore, les variations de valeur de l'Euro/dollar depuis la création de la monnaie unique, avec un point bas à 0.85$ et un point haut à 1.64$, n'ont pas fondamentalement modifié la capacité des deux économies à trouver de nouveaux marchés à l'exportation.
Si l'Allemagne et le Japon avaient choisi la voie de la déflation compétitive, jamais leurs entreprises, spécialisées dans les productions de qualité, n'auraient pu financer l'amélioration de leur productivité comme elles l'ont fait [1], et qui sait quelles en auraient été les funestes conséquences lors d'une phase de reconsolidation de leurs monnaies. La variation des prix relatifs des monnaies les unes par rapport aux autres agit comme un signal qui indique dans quelle direction les entrepreneurs doivent orienter leurs efforts. Que l'état interfère avec ce signal, et la qualité induite des décisions privées en sera détériorée.
Vaut il mieux être pauvre et inefficace, ou riche et productif ?...
Cela parait totalement contre intuitif, mais exporter ne nous enrichit pas directement. Exporter, c'est exporter le fruit de notre travail pour en faire profiter d'autres, c'est donc un appauvrissement. Mais c'est le prix à payer pour pouvoir nous permettre de nous enrichir en important à notre tour ce que le travail des autres produit de meilleur. La présence d'une frontière n'est d'ailleurs pas nécessaire pour rendre valide ce raisonnement : les échanges entre Nantes et Rennes obéissent exactement à la même logique.
Une fois cette considération comprise, considérez la réponse à la question suivante : serons nous mieux portants et matériellement plus riches si nous exportons grâce à notre productivité élevée, où grâce à notre monnaie faible ?
Posée ainsi, la réponse à cette question est évidente : il vaut mieux que notre pouvoir d'exporter vienne de ce que nous soyons productifs et bien portants avec une monnaie forte qui nous donne un pouvoir d'achat vis à vis de l'extérieur (importation de biens, ou tourisme, ou achats d'actifs étrangers) élevé.
Evidemment, cela ne veut pas dire, par inversion de l'erreur de raisonnement mercantiliste, qu'il faudrait que l'état tente de favoriser une monnaie forte par des interventions artificielles : si notre monnaie forte n'était pas le fruit de nos mérites propres, c'est à dire de nos gains de productivité, elle pénaliserait nos producteurs ! C'est de nos mérites que découle le meilleur cours possible de la monnaie, et non l'inverse.
Productifs mais pauvres à cause de leur état
A l'inverse, lorsque l'on regarde la politique chinoise d'arrimage du Yuan RMB au dollar, qui tend donc à maintenir artificiellement bas le cours du RMB, on ne peut que constater qu'elle a privé les salariés chinois d'une partie des fruits de leurs efforts pour offrir une offre compétitive en empêchant que les yuans qu'ils touchent pour leur effort ne s'apprécient et ne leurs permettent d'importer plus.
Si les possesseurs d'entreprises exportatrices y trouvent leur compte - Le nombre de millionnaires chinois explose -, la petite main chinoise reste d'une certaine façon enchaînée à une monnaie faible qui l'empêche de bénéficier de la juste part de son effort : une politique volontariste de monnaie faible favorise donc une confiscation des bénéfices tirés de l'échange au profit du marchand et au détriment de ses employés, d'où l'adjectif "mercantiliste" qui y est rattachée. L'affaiblissement de la monnaie par l'état n'est que la perpétuation d'une forme "soft" de l'esclavage... (cf. cette note)
En outre, la mise en circulation d'un nombre de Yuans plus fort que ce qu'il aurait été si le yuan s'était réévalué se révèle à la fois inflationniste et bullaire, pénalisant à terme toute l'économie. Les réserves de changes accumulées en actifs libellés en dollars sont menacées de devoir encaisser de fortes dépréciations du fait du dérapage incontrôlé de la dette américaine, ce qui empêche les chinois de pouvoir transformer ces avoirs en investissements tangibles ou en consommation supplémentaire : A quoi sert-il de posséder une dette que vous ne pouvez revendre de peur de voir sa valeur s'écrouler ?
Autant dire que quoi qu'en pensent les analystes "mainstream", les interventions baissières du gouvernement chinois sur sa monnaie ont induit tellement d'effets pervers que la Chine en paiera tôt ou tard le contrecoup, et peut être sévèrement.
Conclusion
François Fillon a tort d'affirmer que la baisse de l'Euro est une bonne nouvelle. Elle n'est que la traduction d'une prise de conscience d'une perte de compétitivité de la zone euro et de ses actifs par rapport à ceux d'autres zones monétaires. La baisse de la monnaie, si elle constitue un ajustement indispensable à cette nouvelle donne, n'est pas une bonne nouvelle, mais le symptôme d'une faiblesse désormais clairement identifiée.
Ajoutons que la course à la monétisation lancée simultanément par les USA, la Grand Bretagne et l'UE nous promet encore de belles séquences de volatilité incontrôlée des cours du change, dans un sens imprévisible : Au lieu de baisser les unes par rapport aux autres, ces monnaies baisseront de concert par rapport aux quelques monnaies bien gérées et en pouvoir d'achat exprimé en quantité de marchandises achetable par quantité de monnaie.
Il n'y a pas de juste prix d'une monnaie. Le meilleur prix serait celui qui résulterait des besoins réciproques d'échanges privés entre deux zones monétaires, et de la capacité des producteurs de chaque zone à satisfaire ces besoins d'échange dans les meilleurs rapports qualité prix possibles. Lorsque les états tentent de distordre ce prix résultant des échanges libres, ils ne font qu'introduire des effets d'aubaine pour certains groupes au détriment d'autres, et empêchent les économies de s'adapter de la meilleure façon aux variations relatives de productivité qu'une libre fluctuation des monnaies les unes par rapport aux autres révèlerait.
Et la création de l'Euro, intervention étatique au forceps s'il en est, s'inscrit totalement dans cette perspective. En ne laissant pas les monnaies nationales refléter par leurs variations relatives les différences de productivité parfois très fortes entre nations, la monnaie unique a empêché les acteurs économiques de prendre au bon moment les bonnes décisions, avec les résultats que l'on observe aujourd'hui, principalement au sud du 45ème parallèle...
Lire également :
[1] Et si aujourd'hui une économie comme celle du Japon connaît d'autres problèmes, du fait d'une démographie dramatiquement faible et de la formation d'une bulle dont l'éclatement n'en finit pas de faire des dégâts, gageons que la force de son industrie lui aura au moins permis d'amortir en grande partie les autres chocs qu'elle a subis. On peut d'ailleurs supposer que la politique de taux très faibles mise en oeuvre par l'état japonais pour "aider" les entreprises à s'adapter aux changements de la donne monétaire n'est pas pour rien dans la multiplication des mal-investissements qui s'en sont alors ensuivis, et de la bulle immobilière qui en a résulté.