Un nouveau livre de Suzuki vient d'être publié en français.
Il s'agit d'un recueil
d'articles écrits dans les dix dernières années de sa vie, précédé d'une belle préface du traducteur, Philippe Moulinet.
Suzuki est un auteur important et ses écrits sont toujours intéressants. Cet ouvrage présente des textes divers comme le montre le sommaire : "Qu'est-ce que le satori?"; "Zen et
ipséité", "Eckhart et le bouddhisme zen", "illumination graduelle et
illumination subite"., etc.
Voici quelques citations de Suzuki extraites de l'ouvrage :
"C'est
quelque chose de très simple en effet et de tellement basique que lorsque c'est
compris, tout le reste aussi est saisi complètement"
Ci-dessous un article d'Alan Watts consacré à Suzuki.
Je n'ai jamais eu, dans la vie spirituelle, de maître officiel (gourou
ou roshi) -- seulement un modèle, dont je n'ai pas vraiment
suivi l'exemple, puisqu'une personne sensible n'aime pas qu'on la singe.
Ce modèle fut Suzuki Daisetsu, le personnage à la fois le plus subtil
et le plus simple que j'aie jamais connu. J'étais à mon aise dans
l'ambiance intellectuelle et spirituelle qu'il créait autour de lui,
quoique je ne l'ai jamais connu intimement et que je sois moi-même d'un
tempérament tout à fait autre. C'est Suzuki qui me fit connaître le Zen
lorsque, adolescent, je lus pour la première fois ses Essais sur le
Bouddhisme zen. Les années suivantes je lus avec plaisir et
émerveillement tout ce qu'il avait écrit. Car ses propos surprenaient
toujours, et ses conclusions portaient toujours en elles l'amorce
d'autre chose. Il délaissait les ornières profondes de la pensée
philosophique et religieuse. Il parlait à bâtons rompus, il ouvrait des
parenthèses, il laissait entrevoir, il vous abandonnait au milieu d'une
phrase, il vous étonnait par sa science (qui était énorme) et pourtant
il vous charmait par la manière légère et sans prétention dont il se
servait de son érudition. C'est ainsi que dans ce charmant fouillis,
dans ce dédale, qu'est son oeuvre, j'ai découvert la voie vers un Jardin
des Contraires Réconciliés.
Il démontrait pourquoi le Zen est à la fois prodigieusement difficile et
parfaitement simple, pourquoi il est à la fois hermétique et évident,
pourquoi l'infini, l'éternel, est précisément la même chose que votre
nez à cet instant, pourquoi la morale est en même temps essentielle à la
vie spirituelle et sans rapport avec elle, et pourquoi Jiriki
(la voie de l'effort personnel) arrive finalement au même point que Tariki
(la voie de l'éveil par la foi pure). L'astuce, pour qui cherchait à
suivre Suzuki, consistait à ne jamais "rester sur place" comme si vous
aviez enfin compris son argument et que vous vous sentiez sur une base
solide -- car l'instant d'après il vous faisait voir que vous n'aviez
rien compris du tout.
Suzuki se situait aussi hors de la routine commune en ce que, sans faire
étalage d'excentricité, il n'affectait pas la "personnalité zen"
coutumière que l'on rencontre chez les moines japonais. Quiconque, lui
rendant visite pour la première fois, s'attendait à trouver un vieux
monsieur aux yeux étincelants, assis dans une pièce nue du genre shibui,
et prêt à vous entraîner dans un échange de réparties, eût été vraiment
fort étonné. Car Suzuki, avec ses sourcils merveilleux, ressemblait
davantage à un intellectuel taoïste chinois -- une espèce de Lao-Tseu
lettré -- qui aurait le don, comme tous les bons taoïstes, de ce qu'il
faut bien nommer l'humour métaphysique. De temps à autre ses yeux
brillaient, comme s'il venait de percevoir la Plaisanterie ultime, et
comme si, par compassion pour ceux qui l'auraient manquée, il se
retenait de rire tout haut.
Il vivait dans la partie aménagée à la mode occidentale de sa maison de
Kamakura, complètement entouré de piles de livres et de monceaux de
papier. Ce désordre d'intellectuel s'étendait sur plusieurs pièces. Dans
chacune d'elles il écrivait un livre différent, ou bien un chapitre
différent d'un même livre. Il pouvait ainsi se déplacer de pièce en
pièce sans avoir à ranger son matériau de référence chaque fois qu'il se
sentait d'humeur à travailler sur un projet plutôt que sur un autre;
mais mademoiselle Okamura, son admirable secrétaire (qui était en
réalité une aspara envoyée du Paradis de l'Ouest pour s'occuper
de lui pendant sa vieillesse) avait malgré tout l'air de toujours
connaître l'endroit où se trouvait toute chose.
Suzuki parlait lentement, sans hâte, d'une voix douce, en un excellent
anglais qui avait léger accent accent japonais, très agréable à nos
oreilles. Pendant la conversation, il s'expliquait presque toujours à
l'aide d'une plume et de papier, dessinant des diagrammes pour illustrer
son argument et des idéogrammes chinois pour identifier ses termes.
Quoique faisant preuve d'une patience infinie, il avait le don de
dégonfler les arguments boursouflés ou le pédantisme académique, sans
pour autant froisser. Je me souviens d'une conférence où quelqu'un lui
demanda: "Dr Suzuki, lorsque vous utilisez le mot 'réalité',
cherchez-vous par là à désigner la réalité relative du monde physique,
ou la réalité absolue du monde transcendant ?" Il ferma les yeux et prit
cette attitude caractéristique que certains étudiants appelaient "faire
un Suzuki" et où l'on ne pouvait déceler s'il dormait ou s'il méditait.
Après une minute de silence environ, mais qui parût plus longue, il
ouvrit les yeux et répondit: "Oui".
Lors d'une classe sur les principes fondamentaux du bouddhisme: "Ce
matin nous arrivons à Quatrième Vérité Essentielle... que l'on appelle
Sentier à Huit Embranchements. Premier pas de Sentier à Huit
Embranchements s'appelle Sho ken. Sho ken signifie Vue
Correcte, parce que Vue Correcte n'est pas vue spéciale, pas vue
définie. Deuxième pas de Sentier à Huit Embranchements..." (à ce point
il y eut une longue pause) "Oh ! j'oublie deuxième pas. Cherchez donc
dans le livre." Dans le même esprit je me souviens de son discours au
dernier meeting du World Congress of Faiths (Congrès mondial des
Religions), aux vieux Queen's Hall de Londres. Le thème en était
"L'Idéal Spirituel Suprême", et après que plusieurs orateurs eurent
dégoisé d'interminables platitudes, le tour de Suzuki arriva. "Lorsqu'on
m'a demandé, dit-il, de parler de L'Idéal Spirituel Suprême, je ne
savais pas trop quoi répondre. D'abord, je ne suis qu'un simple
campagnard, venant d'une partie lointaine du monde et plongé soudain au
coeur de cette cité grouillante qu'est Londres. Je me sens éberlué, et
mon esprit refuse de fonctionner de la manière qui lui est coutumière,
lorsque je suis dans mon pays. Deuxièmement, comment une personne auusi
peu importante que moi pourrait-elle parler d'une chose aussi élevée que
L'Idéal Spirituel Suprême ?... En réalité, je ne sais pas ce que
signifie Spirituel, ni Idéal, ni ce qu'est L'Idéal Spirituel Suprême."
Et de consacrer le reste de son discours à la description de sa maison
et de son jardin au Japon, en les comparant à la vie dans une grande
cité. Lui qui avait traduit le Lankavatara Sutra ! Et le public,
debout, lui fit une ovation.
Parfaitement conscient de la relativité et de l'insuffisance de toute
opinion, il ne discutait jamais. Lorsqu'un étudiant essaya de
l'entraîner dans la discussion de certains points sur lesquels le
célèbre érudit bouddhiste Junjiro Takakusu était d'une opinion
différente, son seul commentaire fut: "Ce monde est grand; suffisamment
de place pour nous deux, le professeur Takakusu et moi-même." Toutefois,
il y eut quand même un différend -- lorsque le penseur chinois Hu Shih
l'accusa d'obscurantisme (d'affirmer que le Zen ne pouvait être exprimé
en langage rationnel) et de n'avoir pas de sens historique. Mais, fort
courtoisement, Suzuki répliqua: "Le maître zen, en général, méprise ceux
qui se complaisent au colportage de paroles et d'idées, et il faut dire
que sur ce chapitre Hu Shih et moi-même sommes de grands pêcheurs,
assassins de Bouddhas et de patriarches: nous sommes tous les deux voués
à l'enfer."
Je n'ai jamais connu de grand érudit, de grand intellectuel, aussi
dépourvu de suffisance. Lorsque je rencontrai Suzuki pour la première
fois je fus abasourdi de l'entendre me demander (à moi qui avait alors
vingt ans) mon avis sur la manière de préparer un certain article et,
ayant eu le toupet de le lui donner, de voir qu'il le suivait. La
suffisance, l'irascibilité de l'universitaire lui étaient tout à fait
étrangères. Ainsi certains sinologues américains spécialistes des
attaques confraternelles menées à coup d'apostilles, ont tendance à
s'offusquer de son utilisation quelque peu désinvolte de la
documentation et de "l'appareil critique" et à parler de lui comme d'un
vulgaire vulgarisateur. Ils ne se rendent pas compte qu'il aimait
sincèrement l'érudition et ne ressentait donc pas le besoin d'avoir
"l'air d'un érudit". Il n'avait pas besoin de faire usage de la
bibliographie comme astuce pour mettre en avant sa personnalité.
Il se peut que l'essence de l'esprit de Suzuki ne puisse être saisie à
la seule lecture de ses ouvrages: il faut avoir connu l'homme. Nombre de
ses lecteurs se plaignent que son oeuvre diverge par trop du Zen --
qu'elle est verbeuse, décousue, hermétique, et qu'elle se perd dans des
considérations d'ordre technique. Un moine zen m'expliquait un jour que
l'attitude de mushin (la manière zen de l'oubli du moi)
ressemblait à celle du menuisier japonais qui peut construire une maison
sans avoir de plan. J'ai demandé: "Et celui qui dessine le plan sans
avoir de plan pour le faire ?" C'est, je crois, cette attitude que
possédait Suzuki envers l'érudition: il pensait, il intellectualisait,
il se penchait sur les manuscrits et les dictionnaires, tout comme un
moine zen pourrait balayer le plancher, dans l'esprit mushin.
Voici ses propres paroles: "L'homme est un roseau pensant, mais il
accomplit ses plus grandes oeuvres lorsqu'il ne calcule ni ne pense; il
faut reconstituer "l'innocence de l'enfant" par de longues années
d'entraînement dans l'art de s'oublier soi-même. Lorsque ce but est
atteint, l'homme pense et pourtant il ne pense pas. Il pense, comme la
pluie qui tombe du ciel; il pense comme les houles qui déferlent sur
l'océan; il pense comme les étoiles qui illuminent les cieux nocturnes;
il pense comme les pousses vertes dans la paisible brise du printemps.
En fait, il est la pluie, l'océan, les étoiles, la verdure."
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Article original d'Alan Watts (Alan Wilson Watts,
1915-1973) publié dans son livre Does it matter ? (Pantheon
Books, New York, 1969). Traduit de l'américain par Maurice de Cheveigné. Source