Elle, l’hebdomadaire qui lutte inlassablement pour l’émancipation de la femme française – avec cette semaine un important dossier sur le “régime Bikini” –, alertait ses lectrices il y a quelques jours sur le “chaos dans les locaux de la chaîne Al-Jazeera”. Introduit par un très professionnel conditionnel, l’article (non signé) expliquait que ce “chaos” était dû à la démission de cinq présentatrices soumises “à une forte pression au sujet de leurs tenues vestimentaires jugées indécentes et pas assez conservatrices pour la chaîne”.
“Courage, mesdames, face à l’obscurantisme et à la guerre sainte”, pouvait-on lire, sans surprise, dans les commentaires du site (à côté d’autres, il est vrai, plus pertinents). Avec juste un peu de mauvaise foi, “l’affaire des cinq speakerines”, ou bien 4, ou encore 8, revenait tout simplement, par le jeu de quelques interprétations audacieuses, à interroger la capacité de la principale chaîne d’information arabe (présente dans près d’un foyer sur deux) à concilier “sa mission en tant que BBC moyen-orientale” avec “le conservatisme de certaines sociétés où elle est diffusée” (The issue is likely to refocus attention on the difficulties Al-Jazeera faces in trying to reconcile its mission to be the BBC of the Middle East with the conservativism of some of the societies in which it broadcasts : The Telegraph, 31 mai).
Tout n’est pas faux dans l’information mise en ligne sur le site de Elle mais, à l’instar du commentaire du Telegraph, l’éclairage sur une chaîne suspectée d’être devenue la chasse-gardée des “islamistes” et autres “salafistes” (commentaire dans l’algérien Al-Watan par exemple) semble singulièrement biaisé. Pour ce qui est des faits, il est à peu près établi désormais que les problèmes, latents depuis au moins le début de l’année, ont éclaté le 25 mai dernier, lorsqu’un groupe de présentatrices, soutenues par nombre de leurs collègues moins audacieuses, ont présenté, en interne, leur démission collective.
Certes, une bonne partie de la presse internationale (et arabe comme on le verra) a titré sur “le problème d’Al-Jazeera avec les femmes” (comme l’écrit élégamment le Right Wing Liberal, un blog américain qui assume son titre), en utilisant des phrases chocs telles que : conflicts with management on their clothing – clothing spat – clothing dispute – quit over ‘modesty’ dress comments – mass resignations [!!!] by Al Jazeera female anchors over dress code – row over ‘clothes and decency’. Pourtant, assez rapidement, et de manière de plus en plus affirmée (article en arabe du 5 juin sur Al-Duwaliya : merci Ben !), les journalistes en question ont fait savoir – en peine perdue ou presque -, d’abord que la question de leur code vestimentaire n’était pas le fond du problème, et même ensuite que ce n’était pas vraiment le problème, tout simplement !
Sur le plan des faits également, il apparaît que certaines démissionnaires ont disparu d’antenne, mais pas toutes (article en arabe dans Al-Hayat). Plus significativement, un rédacteur en chef, Ahmad al-Shaykh (أحمد الشيخ), a été “placardisé”, de même qu’un de ses principaux adjoints, Ayman Gaballah (أيمن جاب الله). L’un comme l’autre, selon cet article d’Al-Quds al-’arabi (parmi bien d’autres), semblent avoir été sanctionnés pour leur mauvaise gestion de la crise et, en particulier pour le second, à cause d’un autoritarisme plutôt machiste… Une nouvelle réorganisation du desk information est annoncée par Waddhah Khanfar (وضاح خنفر), le directeur de la chaîne, laquelle réfléchit à la mise en place d’une “charte vestimentaire”, à l’instar de CNN ou de la BBC.
Si elle souligne une fois de plus combien le succès d’Al-Jazeera continue de lui valoir un certain nombre d’inimitiés, cette démission collective des icônes médiatiques incarnant un visage de la modernité arabe, et plus encore la manière dont cette crise a été médiocrement gérée, confirme aussi les difficultés de la chaîne qatarie. Alors que la politique médiatique de l’émirat connaît de grosses difficultés avec ce que Nesrine Malik appelle the “Islam-Online debacle” (le site, un des principaux portails arabes en ligne, est en grève depuis plusieurs mois et n’est plus renouvelé depuis quelques jours), la nouvelle grille des programmes, mise en place au début de l’année sur les conseils d’une société américaine, n’est pas, à l’évidence, un grand succès. Depuis, les démissions de journalistes importants se succèdent alors que s’ajoute à la concurrence d’Al-Arabiya une nouvelle menace, celle d’une méga-chaîne d’information que lancerait le groupe Rotana, désormais étroitement associé à Fox News (voir ce précédent billet). En effet, on sait, depuis avril dernier au moins (article en arabe dans Al-Quds al-’arabi), que l’Arabie saoudite a décidé d’accorder quelques licences pour des chaînes télévisées émettant depuis son territoire, et il semble bien également que le magnat des médias arabes, le prince Waleed ben Talal, est sur les rangs, et qu’il songe à confier la direction de la future “murdochtana” au célèbre journaliste Jamal Khashoggi (جمال خاشقجي), tout récemment “remercié” par le principal quotidien saoudien, Al-Watan, pour des propos un peu trop critiques sur le conservatisme religieux dans son pays.
Quant aux présentatrices démissionnaires d’Al-Jazeera, elles ont fait savoir que leur démission n’avait rien à voir avec ces grandes manœuvres médiatiques et d’éventuelles sollicitations de la part de chaînes concurrentes…