Aujourd’hui, les pouvoirs publics boliviens contrôlent plus de 80 % de la production nationale de l’électricité. "Les services de base ne peuvent être gérés par le privé", explique Evo Morales, le président bolivien. Malgré cette stratégie de nationalisation à grande échelle, le gouvernement bolivien peine à redistribuer équitablement les ressources du pays. La pauvreté et les inégalités continuent de ronger l’économie et la société bolivienne.
Article publié pour la première fois le 06/06/2008
La Bolivie qui détient pourtant, avec 1 500 millions de mètres cubes, les secondes réserves de gaz naturel, demeure toujours l’un des pays les plus pauvres d’Amérique latine. Le modèle socio-économique du pays reste marqué par l’exploitation, la pauvreté et les inégalités. Franck Poupeau, dans son livre Carnets boliviens (1999-2007) : un goût de poussière, donne une vision originale de la Bolivie, de son nouveau gouvernement et de ses initiatives. Entretien avec ce sociologue engagé intellectuellement dans les luttes sociales du pays.
Economie et société : Dans votre dernier livre, Carnets boliviens 1999-2007 : un goût de poussière, vous décrivez la vie à El Alto, une ville de la grande banlieue de La Paz. Comment avez-vous découvert ce pays et cette ville ?
Franck Poupeau : Un peu par le hasard des voyages, à la fin des années 1990. J’ai tout de suite eu la chance de rencontrer des sociologues et intellectuels très engagés dans les luttes sociales du pays, et nous avons monté des conférences ensemble. En 2000, il y a eu la « guerre de l’eau » à Cochabamba, qui représentait la première véritable victoire contre ce qu’on appelait, à l’époque, le « néolibéralisme ». C’était l’époque des mobilisations dites « altermondialistes », avec comme figure de proue le budget participatif de Porto Alegre, au Brésil. Mais les mobilisations boliviennes révélaient quelque chose de plus fort : des structures communautaires exprimant des fonctionnements collectifs très « basistes », ou « démocratiques », qui n’étaient pas sans me rappeler le syndicalisme révolutionnaire du début du XXème siècle en Europe. Pas plus que d’autres, je n’ai échappé au fait que l’Amérique latine représente souvent le miroir des aspirations politiques du vieux continent…
E. S : En lisant votre livre, on sent un fort attachement à la population locale. Pensez-vous que cela ait pu affecter votre travail de chercheur ?
F. P : Quand on travaille dans ces quartiers, il est difficile de rester neutre, de venir avec son magnétophone et son appareil photo et de repartir aussitôt le travail d’enquête réalisé. Du reste, ce serait une vision bien restrictive du travail d’enquête que de croire que l’on peut se mettre à l’abri des relations humaines sur le « terrain ». Un chercheur de terrain est presque spontanément « engagé », ne serait-ce que par sa présence corporelle, ses affects, etc. Pour lutter contre cela, il ne faut pas se le cacher. Au contraire, il faut assumer cette position en prenant en compte ses conséquences et ses limitations. Il ne s’agit pas d’occulter cette relation, mais d’en contrôler les effets. On n’est jamais un spectateur impartial dans ces contextes, parce que la présence extérieure du chercheur est remarquée, transforme les interactions, etc. Ou pour le dire plus simplement : parce que le chercheur, souvent de couleur de peau différente des populations locales, avec toutes les différences d’habitudes, de manières de faire et de penser que cela représente, constitue une « ressource » pour les gens qu’il est censé étudier. Et refuser ce rôle c’est bien souvent refuser l’enquête, car c’est refuser d’entrer dans les relations sociales qui la conditionnent.
E. S : La deuxième partie se lit quasiment comme un roman. Au fil des pages, le lecteur s’attache à chacun des personnages. Un an plus tard, que sont-ils devenus ? Ont-ils enfin réussi à obtenir un accès à l’eau ?
F. P : Des travaux sont en cours pour remplacer les citernes en plastique par une grande cuve en béton, afin de desservir le quartier qui a des problèmes de pression d’eau car il se situe au niveau de l’usine de traitement. Mais les maisons individuelles ne seront pas approvisionnées pour autant. Les gens n’ont pas les moyens de payer les droits de connexion. Il s’agit donc encore d’un service collectif via des bornes fontaines. Ce qui renvoie au problème principal, qui dépasse celui de l’eau et qui concerne tous les services urbains dans les métropoles dites du « Sud » : l’expansion incontrôlée de la ville. Cette expansion mêle auto-construction et spéculation foncière, empêchant ainsi toute amélioration collective et organisée de la situation.
E. S : La privatisation de l’eau a longtemps été considérée comme la solution pour moderniser et améliorer l’accès à l’eau. Votre livre montre le contraire. Pourtant, le service public ne semble pas non plus apte à résoudre le problème. Ex
F. P : Cela fait plus de 10 ans que, même au sein de la Banque mondiale, tout le monde s’est rendu compte que la privatisation des services basiques, comme l’eau, ne peut marcher dans les pays dits du « Sud ». Tout simplement parce que compte tenu des investissements à réaliser en termes d’infrastructures, et de la faible capacité de financement des populations locales, une entreprise privée ne peut aucunement être rentable. Mais c’est la même chose pour une entreprise publique, si elle doit s’autofinancer comme c’est le cas d’EPSAS, entreprise municipale publique à vocation sociale qui a remplacé Aguas del Illimani (filiale de la Lyonnaise des Eaux) depuis janvier 2007 sur la concession de La Paz/El Alto. Tant que le gouvernement ne consentira pas à réaliser des investissements massifs, ce sera très dur pour cette entreprise qui porte sur elle une partie des promesses du gouvernement. Les choses changent trop lentement pour que les populations les plus défavorisées soient satisfaites, surtout lorsqu’on réalise que pour certaines personnes il s’agit de plusieurs années sans eau… Et ce ne sont même pas des investissements improductifs car le manque d’eau affecte aussi bien les conditions de la vie quotidienne et l’hygiène que la santé collective, notamment pour les jeunes. Quelles sont leurs conditions d’apprentissage dans des quartiers où il n’y a pas d’eau et dans lesquels l’école elle-même est à sec d’eau et de moyens ?
E. S : Que change l’arrivée de la gauche au pouvoir ? Vous êtes assez critique vis-à-vis du gouvernement en place. Pensez-vous qu’il n’ait pas mis en place les bonnes mesures ?
F. P : Je suis sévère à l’égard du gouvernement car les attentes envers lui étaient (et restent) immenses. D’un point de vue positif, le président Morales a réussi à incarner une certaine continuité de l’appareil d’Etat, c’était presque son défi majeur. Mais les enjeux étaient d’une autre dimension. Il fallait qu’il incarne non seulement une « gauche de gouvernement » pragmatique et réaliste, tout en enclenchant les changements dont ce pays a besoin (notamment via la redistribution des ressources issues des hydrocarbures), mais surtout une autre façon de faire de la politique. Evo Morales n’a pas tant été élu sur un programme que sur la rupture qu’il représentait avec la classe politique traditionnelle. De ce point de vue, sa présidence est un échec. Les pratiques clientélistes persistent de la part du MAS et des organisations sociales qui le soutiennent. Même inefficacité de la part de gens qui se retrouvent en poste par affiliations « partidaires » et non par compétences, etc. Evo Morales n’a produit qu’un discours indianiste, imprégné d’une vision simpliste de la revanche sur 500 ans de colonisation (discours qui n’était pas le sien jusqu’en 2004 environ). Cette position l’a coupé non seulement des classes moyennes urbaines, mais aussi des milieux populaires des régions orientales qui ne se sentent pas concernées par le projet politique qu’il porte. Le président bolivien se retrouve, de fait, embarqué dans la démagogie des vieilles élites de l’Orient du pays, soudain reconverties, très hypocritement, en défenseurs de la « démocratie » contre l’hégémonie de la région andine… Et qui du fait de la croissance économique de ces régions orientales, ont les moyens de financer leurs projets autonomistes.
E. S : Dans la conclusion, vous devenez, de plus en plus fataliste quant aux conditions de vie de cette population. Est-ce l’homme ou le chercheur qui perd espoir ? Ou les deux ?
F. P : Le chercheur est souvent plus fataliste, lorsqu’il voit les forces sociales immenses qui s’exercent contre tout changement, toute amélioration. L’homme espère toujours que cela ira mieux. En ce sens, la conclusion est une charge contre l’optimisme béat des chercheurs à l’américaine, qui se donnent bonne conscience en se voilant la face sur leur position face à ce réel-là…
E. S : Avez-vous réussi à digérer ce « goût de poussière », ou vous motive-t-il toujours autant ?
F. P : C’est dur d’enquêter là-bas, pas seulement à cause de la poussière, du vent, de l’altitude, du soleil qui crame, des matins gelés, (ce qui est le quotidien des enquêtés, faut-il le rappeler…) mais aussi à cause de cette absence de perspectives qui plonge dans une misère d’autant plus profonde qu’elle est vécue par les gens comme allant de soi. Ces effets de la domination, physique et symbolique, sont les plus durs à supporter, moralement.