Justine, son copain et leur toute récente création arrivent chez mon frère, ils ont rendez-vous avec sa fille, Estelle, ma nièce chérie. Justine est sa grande copine. Nous étions là, un certain nombre, membres de l'archi-confrérie VTT en ce dimanche quatorze heures, à boire le café et refaire le monde pour qu'il soit parfait, c'est à dire uniquement composé de vététistes, quand ils sont entrés ces heureux jeunes parents et leur progéniture.
Toutes les femmes présentes dans le salon, telles un banc d'éperlans, se ruent sur le couffin pour voir son intérieur vaguement rose de couleur de peau et d'habits, fille oblige, largement vagissant, passablement effrayant pour Swim, le chat qui se barre en courant. Les hommes regardent de loin, je les vois faire, je me marre !
Les mecs, c'est toujours gêné devant une vie nouvelle, ça tourne la tête, ça minauderait presque avec des allures de rosière, ça dit bien sûr "félicitations" à la maman et au papa qui en rosit du coup autant que sa petite decapoda, ça fait semblant de passer à un autre sujet, c'est empoté devant ces quelques petits kilos de chairs vives qui vont se livrer au détournement de leurs bourgeoises pendant quelques mois, quelques années. La concurrence est rude pour un mec, c'est toujours perdu d'avance devant un enfant...
Je vois aussi faire les femmes qui penchent de conserve leurs visages effrayants aux abords de la margelle du panier à bébé. Et c'est un dégoulinement, une logorrhée de guili-guili, areu-areu, gouzi-gouzi, bizou-bizou et bien sûr ce mot, cet adjectif, ce substantif qui revient en vagues répétées, en flots serrés, crémeux à souhait, trop écumeux : Crevette, ou, encore plus débile et réducteur : Petite crevette.
Ah ! Ce mot de crevette pour désigner un nourrisson. Quelques temps plus tard la crevette fera tout pour être fine comme une ablette, mais pour ne pas être plate comme une limande, fera tout aussi pour ne pas ressembler bien sûr à une baleine, ne voudra pas être traitée de thon ou de morue, détestera les maquereaux, aura bien-sûr ses oursins qui parasiteront sa moule quelques jours par mois, bossera en essayant d'éviter de nager dans un milieu de requins, aura un mec qu'elle appellera mon loup et dont elle sera la perle rare, magasinera le jour des soldes, serrée comme une sardine dans ce grand magasin, sera pressée en bagnole, comme tous les jeunes et ne voudra pas rouler comme une tortue, etc. etc. etc.
Toute cette réflexion me convainc que nos origines marines sont sûrement pour quelque chose dans cette avalanche de poissonnerie, de mareyage, de choses de la mer. La première cellule souche est bien sortie de la mer. Et la mère reconnaît donc bien sa crevette. On n'est pas à la maternité, les filets se sont juste entrouverts que l'on est déjà à la criée !
Quant à moi, le spectacle affligeant de ces femmes, mais de ces hommes aussi, me donne envie de partir en courant, ou en pédalant, en montagne. Le plus haut possible. Loin de cette plage de la vie regorgeant de coquillages et de crustacés, hélas mélangée régulièrement à de belles galettes de mazout
Sans être un prophète de malheur, un oiseau de mauvais augure, je sais ce qu'il va se passer. La petite crevette au lieu de rester dans les eaux vives et salées de la belle liberté, sera bien vite déposée par ses parents, obligée de grandir et de se débrouiller, dans un étang aux eaux saumâtres, un bien infâme marigot qu'elle partagera toute sa vie avec de très voraces crocodiles.
Courage petite crevette, tu as quand même la vie devant toi. Quant à moi, le temps qu'il me reste c'est en haute montagne que je le passerai, je m'en vais... De toute façon les fruits de mer me donnent de l'urticaire.