Mon antre

Par Arielle

Une cave voûtée, une lumière sombre, des odeurs de papiers, de la poussière. Je suis la connaissance, la pérennité. Je hante les entrailles de l’entreprise. Mon collègue, Pierrot le délicat, se soigne. Chaque matin, il embaume mes narines avec son sandwich farci de maquereaux au vin blanc qu’il arrose généreusement d’un picrate des années trente. Sa femme travaille aux halles de Paris.

Pierrot et moi, sommes au cœur, au centre du savoir : nous sommes les gardiens des archives. Nous détenons l’essence même du fonctionnement des avions, chaque pignon est entre nos mains. C’est top secret défense. Je brûle d’envie de comprendre le moindre détail, je scrute tout nouveau procédé. Cela me prend aux tripes : j’ose, je m’aventure au sein des dossiers, je pénètre au plus profond de la matière, celle qui de l’état brut se transforme miraculeusement en fine pièce dentelée sans laquelle le moteur ne pourra pas tourner. Tout est codé, répertorié, sérialisé. Je comprends l’importance de la boîte noire. Une foultitude d’informations, de précisions constituent un jeu de piste primordial pour retrouver les causes d’un crash. Et je m’installe dans un jeu de rôle, je voyage en première classe, là : dans le bout des doigts agiles des ouvriers à l’aspect pourtant aussi brut que leurs barres de métal. Du tournage dur à l’ajustage, je suis en admiration devant tant de précision. Le façonnage est du grand art, de la sculpture dans laquelle je m’égare, je me complais. J’ai hâte d’être associée aux autres rouages, de voir se faufiler délicatement les durites qui donneront vie au mécanisme. On m’entraînera au service montage, le kérosène trouvera sa place et fera son chemin, on me testera. Quelle aventure merveilleuse ! Je me vois déjà voler dans les airs, les réacteurs cracheront, les hélices tourneront et je serais fière, moi, si petite au milieu de ce dédale, d’être la pièce indispensable.

Tout s’agite autour de moi. Les pistons vont et viennent, les vibrations me bercent : test réussi, contrôles sur-contrôlés, nous sommes qualifiés. Le doux vrombissement du moteur ronronne à mes oreilles. Il est si parfaitement conçu que l’on entend voler la moindre particule. Je fais des loopings, je laisse éclater ma joie, je suis dans le ventre de la carlingue, dans une cage dorée.

Je me réveille en sursaut, j’ai piqué du nez dans la poussière. A dossier grand ouvert, je me suis prise pour Gulliver, découvrant le monde merveilleux des arbres cannelés et des arbres à cames, des chemises et des tiroirs, des injections. Je referme le dossier, je sors de mon antre gardant en mon âme, un riche secret qui tourbillonne encore en mon cœur.