Ci-dessous, la traduction réalisée par François Guillaumat de « Can there be a just tax ? », de l’économiste américain Murray N. Rothbard (1926-1995), article extrait de son livre Power & Market (1970, désormais inclus dans Man, Economy and State).
L’article se décomposant en quatre parties (A, B, C, et D), nous publions chaque jour une partie. Aujourd’hui, « Les contributions volontaires à l’État » (D, dernière partie) :
D. Les contributions volontaires à l’État
Un petit nombre d’auteurs, perturbés par l’emploi de la force nécessaire à l’existence de l’impôt, ont préconisé que les états soient financés, non par l’impôt, mais par quelque forme de contribution volontaire.
De tels systèmes de contribution volontaire pourraient prendre diverses formes.
L’une était la méthode sur laquelle reposaient l’ancienne cité état de Hambourg et d’autres communautés — des dons volontaires au gouvernement.
Le Président William Warren de l’Université de Boston, dans son essai »Tax Exemption the Road to Tax Abolition », a décrit son expérience dans l’une de ces communautés :
Pendant cinq ans, le présent auteur a eu la chance d’être domicilié dans l’une de ces communautés.
Si incroyable que cela puisse paraître pour ceux qui croient à la nécessité d’une imposition judiciaire des taxes par des peines et des punitions, tout au cours de la période il a été… son propre évaluateur et son propre percepteur.
En commun avec les autres citoyens, il a été invité, sans déclaration avec ou sans serment, à faire la contribution aux charges publiques que lui-même jugeait juste et équitable.
Cette somme, non comptée par aucun officiel, inconnu de tous sauf de lui-même, il était invité à la déposer de sa propre main dans une caisse publique renforcée ; ce que faisant, son nom était coché sur la liste des contributeurs…
Chaque citoyen ressentait une noble fierté dans l’immunité contre tout assesseur indiscret ou agent mal élevé. Chacun des appels annuel des autorités à cette communauté a été complètement honoré[23].
La méthode du don, cependant, présente de sérieuses difficultés.
En particulier, il perpétue cette disjonction entre le paiement du service et sa réception qui constitue l’un des défauts majeurs d’un système d’imposition.
Avec l’impôt, le paiement est divorcé de la réception de service, en contraste frappant avec le marché où le paiement et le service sont corrélatifs. La méthode du don volontaire perpétue cet écart. Avec pour effet que A, B, C et continuent à bénéficier du service de défense du gouvernement, même s’ils n’ont rien payé et si seuls D et E ont contribué.
Les contributions de D et de E, en outre, peuvent être disproportionnées.
Il est vrai que cela, c’est le système de la charité volontaire sur le marché.
Mais la charité va du plus riche et du plus capable à celui qui l’est moins ; elle ne constitue pas une méthode fficace pour organiser la vente d’un service à tout le monde.
Les automobiles, les vêtements, etc. se vendent sur le marché sur la base régulière de prix uniformes, on ne les attribue pas indistinctement à certains à partir de dons faits par d’autres.
Dans le cadre du système du don, les gens auront tendance à demander à l’état davantage de services de défense qu’ils ne sont prêts à payer pour eux, et les contributeurs volontaires, ne recevant pas de contrepartie directe pour leur argent, auront tendance à réduire leur paiement. En somme, là où le service (comme la défense) est fourni aux personnes indépendamment de tout paiement, il y aura une tendance à un excès de demande pour le service, et à une offre insuffisante de fonds pour l’entretenir.
Quand les partisans de l’imposition, par conséquent, soutiennent qu’une association volontaire ne pourrait jamais financer efficacement les services de défense parce que les gens se soustrairaient au paiement, ils ont raison dans la mesure où leurs critiques s’appliquent à la méthode du financement par le don.
La méthode du don, cependant, ne marque pas la fin des méthodes de financement sur un marché entièrement libre.
Taxer le vote n’est pas vraiment « imposer »,
c’est seulement faire payer un prix pour participer à l’organisation de l’État.
Un pas dans le sens d’une plus grande efficacité verrait l’organisme de défense demander un prix déterminé au lieu d’accepter des montants aléatoires allant du très petit au très grand, tout en continuant à fournir sans distinction les services de défense.
Bien sûr, l’organisme ne refuserait pas les dons faits à des fins générales, ou pour l’octroi d’une fourniture de services de défense pour les pauvres. Mais il ferait payer une sorte de prix minimum comparable au coût de son service.
Une telle méthode est l’impôt sur le vote, aujourd’hui présenté comme un impôt de capitation[24]. Taxer le vote n’est pas vraiment « imposer », c’est seulement faire payer un prix pour participer à l’organisation de l’État[25]. Seuls ceux qui choisissent de voter pour les dirigeants de l’État, c’est à dire, qui participent à l’appareil d’Etat, sont tenus de payer cette taxe. Par conséquent, si toutes les recettes de l’état étaient tirées d’impôts sur le vote, ce ne serait pas un système d’imposition du tout, mais des contributions volontaires en paiement du droit de prendre part à l’appareil d’état.
L’impôt sur le vote serait une amélioration par rapport à la méthode du don, parce qu’il ferait payer un montant uniforme ou minimal.
A la proposition de financer toutes les recettes publiques par des impôts sur le vote, on a objecté que pratiquement personne ne voterait dans ces conditions. C’est peut-être une prédiction bien fondée, mais curieusement les critiques de l’impôt sur le vote ne poussent jamais leur analyse au-delà d ce point.
Or, il est patent que cela révèle quelque chose de très important sur la nature du processus de vote. Le vote est une activité très marginale parce que
a) l’électeur ne tire aucun avantage direct de son acte de vote, et
b) sa part d’influence sur la décision finale est si minuscule que son abstention n’aurait aucun effet perceptible sur le résultat final.
C’est-à-dire que, contrairement à tous les autres choix qu’un homme peut faire, en votant aux élections politiques il n’a pratiquement aucun pouvoir sur les résultats, et de toute façon le résultat ne ferait guère de différence directe pour lui.
Il n’est donc pas étonnant que plus de la moitié des électeurs américains refusent obstinément de prendre part au vote annuel de novembre.
Cette discussion met aussi en lumière un phénomène surprenant dans la vie politique américaine – l’exhortation constante par des politiciens de toutes les parties pour les gens à voter: « Qu’importecomment vous votez, mais votez! » est un slogan politique habituel. À première vue, cela n’a guère de sens, car on pourrait penser qu’au moins l’un des partis ne verrait que des avantages à une faible participatio [26]. Mais cela paraît tout à fait rationnel quand on mesure l’énormité du désir des politiciens de tous les partis de faire croire que le peuple leur aurait donné un « mandat » lors de l’élection – que tous les slogans démocratiques sur la « représentation du peuple », etc., seraient vérifiés.
La raison de l’insignifiance relative du vote est, une fois de plus, le clivage entre d’une part le fait de voter et de l’autre l’avantage qu’on en tirerait.
L’impôt sur le vote fait naître le même problème. Celui qui vote, qu’il paie ou non un impôt sur le vote, ne reçoit pas plus d’avantages en matière de protection de celui qui ne vote pas.
Par conséquent, les gens refuseront en masse de voter dans un système d’impôt unique sur le vote, et tout le monde exigera d’accéder aux ressources de défense artificiellement rendues gratuites.
Par conséquent, aussi bien le don que l’impôt sur le vote comme méthodes de financement volontaire de l’état, doivent être écartées comme inefficaces.
Une troisième méthode a été avancée, à laquelle nous pouvons au mieux attribuer le nom paradoxald’imposition volontaire.
Le plan envisagé est le suivant : chaque territoire serait, comme aujourd’hui, régi par un état monopolistique. Les dirigeants de cet état seraient choisis comme aujourd’hui par une élection démocratique. L’état fixerait un prix uniforme, ou peut-être un ensemble de prix de revient, pour les services de protection, et on laisserait à chaque individu le choix volontaire de payer ou de ne pas payer le prix. S’il paie ce prix, il reçoit la prestation du service de défense des états; s’il ne le fait pas, il ira sans protection[27].
Les premier partisans de l’ »impôt volontaire » étaient Auberon Herbert, son associé, J. Greevz Fisher, et (parfois) Gustave de Molinari. La même position se retrouve plus tôt, à un degré beaucoup moins développé, dans les premières éditions des Social Statics de Herbert Spencer, en particulier son chapitre sur le « Droit de faire comme si l’état n’existait pas », et dans l’Essai sur la désobéissance civile de Thoreau[28].
La méthode de l’impôt volontaire conserve un système volontaire, elle est (ou semble l’être) neutre vis-à-vis du marché, et elle élimine le divorce entre la fourniture du service et la collecte du paiement.
Et pourtant, cette proposition présente plusieurs défauts importants.
Son défaut le plus grave est son incohérence.
En effet, les partisans de l’impôt volontaire visent à établir un système où personne ne serait contraint, qui ne serait pas lui-même un usurpateur de la personne ou des biens d’autrui. D’où leur élimination complète de la fiscalité. Cependant, même s’ils éliminent l’obligation de souscrire au monopole de défense des hommes de l’état, ils n’en conservent pas moins ce monopole. Ils sont donc confrontés au problème : iraient-ils jusqu’à utiliser la force pour forcer les gens à ne pas utiliser une entreprise de défense libre et concurrentielle au sein de la même zone géographique ?
Les tenants de l’impôt volontaire n’ont jamais tenté de répondre à ce problème ; ils ont assez obstinément supposé que personne n’irait créer un organisme de défense concurrent dans les limites territoriales d’un État. Et pourtant, si les gens sont libres de payer ou de ne pas payer les « impôts », il est évident que certaines personnes ne se borneront pas à refuser de payer pour toute protection. Mécontents de la qualité de la défense qu’ils reçoivent des hommes de l’état, ou du prix qu’il leur faut payer, ils choisiront de former dans la zone un organisme de défense, ou « état », concurrent, pour y souscrire.
Le système d’imposition volontaire est donc impossible à atteindre car il serait en équilibre instable. Si les hommes de l’état choisissaient de proscrire toutes les agences de défense concurrentes, celui-ci ne fonctionnerait plus comme l’association volontaire recherchée par ses partisans. Il n’obligerait pas à payer des impôts, mais il dirait aux citoyens:
« Vous êtes libres d’accepter notre protection et de la payer ou de vous en abstenir; mais vous n’êtespas libres d’acheter la défense d’un organisme rival. »
Cela, ce n’est pas un marché libre, c’est un monopole imposé, encore une fois l’attribution d’un privilège de monopole par l’état à lui-même. Un tel monopole serait beaucoup moins efficace qu’un système libre et concurrentiel, ses coûts seraient plus élevés, son service plus mauvais. Et c’est à l’évidence qu’il ne seraitpas neutre vis-à-vis du marché.
En revanche, si les hommes de l’état choisissaient de permettre la libre concurrence dans les service de défense, il n’y aurait bientôt plus d’état central sur le territoire.
Tandis que « l’état » cesserait d’exister,
on ne pourrait pas en dire autant d’une Constitution ni d’une règle de droit.
Les organismes de défense, policiers et judiciaires, rivaliseraient entre eux de la même manière non forcée que les producteurs de tout autre service sur le marché. Les prix seraient plus faibles, le service plus efficace.
Et alors, pour la première et unique fois, le système de défense serait effectivement neutre vis-à-vis du marché. Il serait neutre parce qu’il ferait lui-même partie du marché ! Le service de défense serait enfin pleinement commercialisable.
Plus personne ne pourrait plus désigner un bâtiment donné, ou un ensemble de bâtiments, un uniforme ou un ensemble d’uniformes, comme représentant « notre état ».
Tandis que « l’état » cesserait d’exister, on ne pourrait pas en dire autant d’une Constitution ni d’une règle de droit, lesquelles joueraient en fait dans la société libre un rôle beaucoup plus important qu’à l’heure actuelle.
En effet, il faudrait que la libre concurrence des organismes judiciaires soit guidée par un ensemble de lois absolues pour permettre à ceux-ci de distinguer objectivement entre la défense et l’agression. Ce Droit, contenant des développements à partir du principe de base de défendre la personne et des biens contre les actes d’agression, serait formalisé dans le code juridique de base.
Si on n’établissait pas un tel système de Droit, cela empêcherait le marché libre de fonctionner, car alors la défense contre l’agression ne pourrait pas être suffisamment bien organisée.
D’autre part, les adeptes néo-tolstoïens de la non résistance qui refusent d’employer la violence même pour se défendre ne seraient eux-mêmes contraints à aucune relation avec des organismes de défense.
Ainsi, si un état fondé sur l’imposition volontaire permet la libre concurrence, le résultat sera le système de pur libre marché décrit dans le chapitre 1 ci-dessus.
L’ancien état ne serait plus que l’un des organismes de défense concurrents parmi tant d’autres sur le marché. Il serait, en fait, mal placé face à la concurrence, puisqu’il aurait été institué selon le principe du « vote démocratique ». Considéré comme un phénomène de marché, le « vote démocratique » (un homme une voix) n’est qu’un mode d’organisation dit « coopérative de consommateurs ». Empiriquement, il a été démontré maintes et maintes fois que les coopératives ne peuvent pas concurrencer avec succès les sociétés par actions, en particulier lorsque les unes et les autres sont égales face à la loi.
Il n’y a aucune raison de croire que des coopératives seraient plus efficaces pour la défense. Par conséquent, on peut s’attendre à ce que l’ancien état-coopérative s’ »étiole » par la perte de ses clients sur le marché, tandis que les sociétés de défense par actions (c.-à-d. commerciales) deviendraient la forme dominante sur le marché[29].
[23] L’article de Warren était paru dans l’annuaire de l’Université de Boston pour 1876.
Le conseil d’administration de l’Université avait approuvé l’essai en ces termes :
A la place d’une extension de l’impôt préconisée par tant d’autres, l’essai propose une réforme bien plus impressionnante, l’abolition générale de tous les impôts obligatoires.
On espère que la nouveauté comparative de la proposition ne dissuadera pas les praticiens d’étudier sérieusement cet article.
The Boston University Year Book III (1876), pp. 17–38.
Les deux citations se trouvent chez Sidney H. Morse, « Chips from My Studio, » The Radical Review. Voir aussi Adam Smith, Wealth of Nations, pp. 801–03 ; Francis A. Walker, Political Economy (New York: Henry Holt, 1911), pp. 475–76. Adam Smith, dans l’une de ses remarques les plus raisonnables, avait déclaré — mai 1877, pp. 190–92.
Dans une petite république, où le peuple a entièrement confiance en ses magistrats et où il est convaincu de la nécessité de l’impôt pour l’entretien de l’Etat, et croit vraiment qu’il sera fidèlement appliqué à cet effet, on peut parfois s’attendre à ce de tels paiements volontaires.
(Adam Smith, Wealth of Nations, p. 802).
[24] La capitation actuelle a commencé comme une simple taxe par tête, mais en pratique on ne l’impose que comme condition pour voter. Elle est donc devenu une taxe sur le vote.
[25] Voir ci-dessous pour les tarifs payés en échange des services des hommes de l’état.
[26] Le vote, comme la fiscalité, est une autre activité généralement formulées en termes de « devoir » plutôt que d’ »avantages ». L’appel au « devoir » est praxéologiquement aussi mal fondé que l’appel au sacrifice et il équivaut généralement à la même chose. En effet, ces deux exhortations-là avouent implicitement que l’individu agissant ne tirera guère d’avantage de son acte, voire aucun.
En outre, l’invocation du devoir ou du sacrifice implique que c’est quelqu’un d’autre qui bénéficiera du sacrifice ou du paiement de l’ »obligation »- et, bien souvent, ce quelqu’un-là sera le prêcheur lui-même.
[27] Nous supposons ici que les hommes de l’état vont limiter à la défense leur recours à la force, c’est-à-dire qu’ils mèneront une politique de strict laisser-faire. En théorie, il est possible qu’un état puisse obtenir toutes ses recettes de contributions volontaires, et malgré tout mène une politique fortement contraignante, trèsinterventionniste dans d’autres domaines du marché.
Cette possibilité, cependant, est si peu vraisemblable en pratique, cependant, que nous pouvons ne pas en tenir compte ici. Il y a vraiment très peu de chances qu’un état à d’autres titres coercitif ne prenne pas des mesures immédiates pour s’assurer que ses revenus soient assurés par la contrainte.
Ses propres recettes sont toujours la préoccupation première de l’état (notez les très lourdes sanctions pour ceux qui cherchent à se soustraire à l’impôt sur le revenu, comme pour ceux qui imitent les billets de banque des hommes de l’état.)
[28] Spencer, Social Statics, Herbert & Levy, Taxation and Anarchism, et Molinari, La société future. A d’autres occasions, cependant, Molinari a adopté la position de pur marché.
Par exemple, voir ce qui pourrait être la première ébauche du système anarcho-capitaliste dans Gustave de Molinari, « De la production de la sécurité », Journal des Economistes, février 1849, pp. 277–90, et Molinari, « Onzième soirée » dans Les Soirées de la rue Saint Lazare (Paris, 1849).
[29] Ces sociétés n’auraient évidemment nul besoin de recevoir un statut des hommes de l’état, mais se le donneraient à eux-mêmes conformément à la manière dont leurs propriétaires auraient décidé de mettre leur capital en commun. Ils pourraient annoncer à l’avance leur responsabilité limitée, de sorte que tous leur créanciers en seraient largement avertis.
Il y a une forte raison a priori de croire que les sociétés commerciales seront supérieures aux coopératives dans tous les cas. En effet, si chaque propriétaire ne reçoit qu’un seule droit de vote, quel que soit la somme qu’il a investie dans un projet donné (et si les gains sont répartis de la même manière), aucun ne sera incité à investir davantage que l’autre : en fait, toutes les incitations vont dans l’autre sens. Ces entraves à l’investissement militent fortement contre la forme de la coopérative.