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201- Lol et moi

Publié le 07 juin 2010 par Ahmed Hanifi
Katia et moi devions nous rendre à Avignon, mais elle préfère se rendre à Marseille. Katia ne s’intéresse ni à l’architecture des bâtiments qui bordent le vieux port, ni au Bar de la marine, ni encore à la Bonne Mère. La Canebière ou la Porte d’Aix ne lui parlent que dans la mesure où elles tracent le chemin. Elles sont des repères, des points cardinaux à partir desquels s’inscrit en ligne de mire el-Marchi souleil et les mille boutiques de fringues. Nous commençons par le souk. Katia en connaît les moindres recoins et tous les us et les codes. Sur le bout des ongles vernis de ses orteils. Sa curiosité s’évite tout repos et ne ménage pas ses efforts. Cette déambulation interminable dans cette promiscuité lourde m’insupporte. Katia a choisi les fringues alors qu’elle avait promis une ballade intelligente. Après le marché Katia me fait entrer dans les magasins de l’avenue d’Aix. « Que penses-tu de cette chemise, de sa couleur ? Ça ci dimoudi. Tiens, regarde, que dis-tu de cet ensemble ?... » Soutien-gorge et string brodés, doublure coton, composition : 90% polyamide, 10% élasthanne. Je regrette Pagnol. Elle me cherche, ma parole elle me cherche. Si elle nous libère d’une boutique c’est pour nous plonger dans une autre. « Et ce Tee-shirt, je le prends ? il i super, super, je le prends. Rouge. Rouge ou beige ? rouge, je prends le rouge. » La pub indique « haut en coton, facile à assortir, il se porte avec tout, en semaine ou le week-end. Encolure rebrodée, finitions surpiquées. Base arrondie. Longueur 52 cm environ, 100% Coton. » Une autre étiquette indique : « 16 € 90. » Elle fait deux pas, puis revient aux Tee-shirt pour en prendre finalement deux : un rouge et un beige, ainsi qu’un bustier et trois culottes quelconques. Les étiquettes c’est pour ma pomme. Le Bar de la marine pourtant… En face, l’immense miroir de 3m de haut sur 7 de long s’exprime dans toute sa splendeur, dans toute son arrogance. Il couvre le grand mur du fond du magasin, me fait le même effet que celui de la parfumerie il y a quelques semaines. Il me renvoie à la figure une sorte d’être difforme et gras, pas plus haut que trois pommes trois quarts. Je me trouve enlaidi, vieilli. Je ne me reconnais pas. Est-ce la faim qui me joue des tours ? Le sourire discret que je tente est teinté de mélancolie. Il n’améliore pas mon image, il la dégrade. Je suis pitoyable. Le pantalon glisse. Il ne tombe pas comme ces pantalons denim, ces Baggy à la mode dont les poches de l’arrière tombent sur le bas des fesses des djeuns, qui sont faits pour cela, pour tomber sur les fesses des djeuns, bien dans leur peau de djeuns, avec leur casquette vissée sur le crâne. Non, pas comme ça. Le mien tombe tout simplement comme un pantalon de vieux qui ne tient pas aux hanches et à cause d’elles, les hanches. Ah Marius et la belote… J’ai envie d’uriner. Katia est plongée dans un rayon de Tee-shirts ‘Texas’, ‘Indians’, ‘Collège 13’ et d’autres encore. Elle ne me voit pas sortir. Je traverse la rue et commande une portion de pizza que j’avale sur le pouce. Dans le café mitoyen je me soulage avant de regagner le magasin. Katia ne m’entend pas, ne me voit pas arriver. Ses yeux sont toujours rivés dans le même rayon de Tee-shirts. Et ce miroir qui ne fait pas dans la dentelle, qui ne fait aucune concession, qui me fait une drôle de tronche où que je me déplace. Je suis égaré. Alors que ma Lolita y apparaît comme une starlette des plus beaux films de Bollywood, comme une sœur de miss Aishwarya Rai, comme un mannequin de chez Dior ; moi à ses côtés je me trouve rabougri, fané, décati. Moche forcément. Mais je le garde pour moi. Je me console en râlant contre tout. Et Katia, il me faut la bousculer pour qu’elle daigne lever sur moi un regard du coin de l’œil. Je crie « ça va maintenant ! » et je crie de nouveau « ça suffit ! » Habituellement, avant d’agir, je prends toutes les précautions d’usage. D’usage oui. Toutes les précautions dictées par les lois, saletés de lois, les lois du groupe. Là l’envie m’étrangle d’être moi-même, de crier sur le champ. Dire aussi ce que j’ai à dire à Katia. Son égoïsme, Le vieux port, le cinéma, les promesses quoi. Mais aussitôt une dizaine de clients affolés, nous entourent. Peut-être qu’aux yeux de ces gens et de Katia je suis en passe de disjoncter. Et je crie encore sans me rendre tout à fait compte que je suis en train de péter un câble comme dirait ma fille, plus âgée que Katia. Je gesticule, tente d’extraire ma lol du groupe qui commence à s'étoffer. Elle résiste et prononce des mots que je ne retiens pas. De vilains mots sans doute. Il me paraît normal que je crie, que je fasse de grandes roues avec mes bras, que je me précipite vers le miroir pour l’écrabouiller, que je veuille anéantir le magasin. Trois vigiles tombés du ciel me plaquent contre le sol. J’étouffe puis me rends. Je désirais seulement, un moment, être enfin moi-même. Je me dois hélas, de revêtir ma toque habituelle au grand dam de mon être profond. Ils me traînent jusqu’au seuil du magasin et me jettent contre une Mercedes en stationnement. Vide, heureusement pour moi.

Juin 2010

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