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Camus, l’injure libérale et le socialisme français

Publié le 07 juin 2010 par Argoul

En 1952, il ironise sur les ‘Cahiers du communisme’ où un certain Georges Cogniot (heureusement oublié) le qualifiait de fasciste. Comme ça, sans raison objective autre que celle qu’il n’était pas compagnon de route de son clan et de la prophétie marxiste. camus-photo-1946.1275218506.jpg

« C’est qu’il ne s’agit pas de ce que je suis mais de ce que, selon la doctrine et la tactique, il faut que je sois. Selon la doctrine, il faut qu’un libéral aujourd’hui soit fasciste. (…) Ce qui oblige ou bien à respecter les vrais libéraux ou bien à faire admettre qu’en réalité un libéral est l’ennemi de toutes les libertés. Le mieux, selon la tactique, n’est pas de le démontrer, ce qui serait difficile, mais de le dire et de le répéter autant de fois qu’il le faudra. La tactique se donne en somme pour but de remplir les mots mécaniquement d’un contenu opposé à celui qu’ils détenaient jusque là. Le libéralisme, c’est le fascisme, le parti unique c’est la liberté, la vérité c’est le mensonge, les généraux sont pacifistes » (Le dialogue et le vocabulaire, p.1103).

Les socialistes d’aujourd’hui ont les mêmes réflexes staliniens que dénonçait Camus. Il est de bon ton chez les intellos de dénoncer le « libéralisme », bouc émissaire commode de tout ce qu’on n’a pas su réaliser soi-même de libertés nouvelles. Ce qui n’est pas concédé par la doctrine ne saurait être une liberté, ce qui n’est pas réalisé par le parti durant qu’il est au pouvoir ne saurait être une liberté, tout ce qui n’est pas goûté et approuvé par les doctrinaires du politburo ne saurait se qualifier du nom de liberté… Ce pourquoi Camus n’était pas socialiste mais libéral.

Il le déclare expressément en 1951 : « Bien que je ne sois pas réellement socialiste, ma sympathie allant aux formes libertaires du syndicalisme, j’ai souhaité que les travaillistes fussent vainqueurs de ces élections. » Le travaillisme n’est pas le socialisme, mais un parti de trade-union, non dogmatique. « Je m’intéresse au travaillisme comme à l’exemple d’un socialisme sans philosophie, ou presque. Depuis un siècle, le socialisme européen a fait passer la philosophie de ses chefs avant les intérêts concrets de ses troupes ouvrières. Comme cette philosophie, efficace dans son aspect critique, est irréelle dans sa partie positive, elle s’est constamment heurtée aux réalités et les socialistes du continent n’ont eu d’autre choix que l’opportunisme qui sanctionne leur échec, ou la terreur, dont le but profond est de faire plier la réalité humaine et économique à des principes qui ne lui conviennent pas. »

Belle analyse du Parti socialiste français depuis 1981 ! Il ne produit que des arrivistes à la Fabius ou des pragmatiques à la Jospin. Fabius le suffisant, c’est Mitterrand l’habile qui l’a mis au pied du mur en 1983 (voir la note ‘le tournant de la rigueur’). Il a préféré sa carrière à son discours tout en affichant le contraire, il a fait de même sur le Rainbow Warrior (« Moi, Premier ministre, je n’étais pas au courant… »), puis sur le sang contaminé (« responsable mais pas coupable »), enfin sur le vote européen en 2005 où il est allé volontairement contre la discipline de son parti – ce pourquoi nous ne pouvons pas respecter Monsieur Fabius. Jospin a bien commencé ses cinq années de Premier ministre mais, sans vision pour la France il s’est laissé circonvenir par les démagogues électoralistes du dépenser « toujours plus » au profit des « toujours plus exclus ». Seul Jacques Delors a eu un projet pour l’Europe mais il a été trop humble pour l’imposer à la bronca du parti et s’est retiré sur la pointe des pieds.

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Camus poursuit le raisonnement : « Il me semble, au contraire, que le travaillisme anglais, comme le socialisme scandinave, est resté à peu près fidèle à ses origines, quoique parfois contaminé par l’opportunisme, et qu’il est arrivé à réaliser, un peu à tâtons, un minimum de justice dans un maximum de liberté politique » (Conférence faite en Angleterre, 1951, p.1097). Mais cela fait combien d’années que certains socialistes vont chercher des idées outre-Manche ou dans le nord, sans jamais les voir considérées par les dogmatiques du Parti ?

• Je me souviens de Jean-Michel Belorgey, à l’époque chargé de conférences à Science Po, qui nous parlait de l’ombudsman scandinave et des droits du Parlement : combien d’années a-t-il fallu au PS pour accepter l’idée d’un Médiateur ?
• Combien de palinodies pour éviter – au dernier moment – de voter des droits parlementaires nouveaux proposés déjà par le socialiste Chandernagor à la fin des années 1970 – tout ça parce que c’était Sarkozy qui les proposait ?
• Je me souviens aussi de Jean-Pierre Cot, professeur à Paris-1 : nommé ministre de la Coopération en juin 1981 a-t-il tenu longtemps pour avoir dénoncé la Françafrique ? Combien d’années au PS pour avouer qu’il avait raison, après l’avoir viré du ministère deux mois après sa nomination ?

Camus l’avait bien vu, une liberté donnée par un adversaire ne saurait être une liberté pour les doctrinaires à l’esprit étroit. Lorsque Tony Blair a créé une Troisième voie, ce n’était qu’ironie chez les tenants du Dogme intangible de l’État-patron. Même chose aujourd’hui avec Thomas Picketty et sa proposition de retraites à points à la scandinave : silence à peine poli au PS !

Parce que le Parti socialiste, malgré ses dénégations outrées, n’a toujours pas effectué son Bad Godesberg comme le parti social-démocrate allemand dès 1959. Tout un courant (Laurent Fabius, Henri Emmanuelli, Jean-Luc Mélanchon pour faire court) reste arc bouté aux vieilles lunes lues dans Marx avec les lunettes de Lénine, alors que le monde a changé En bonne dialectique scientifique, toute modification de l’infrastructure devrait retentir sur la superstructure, mais ne croyez pas que ça gêne nos démagogues ! Le Dogme est le fonds de commerce de certains ego. Ils ont besoin d’une religion laïque pour faire de la politique, sans égard pour la réalité des choses ni les désirs des gens. Ils imaginent une société idéale fixe et veulent faire coller le présent à cet avenir abstrait. Alors que le monde est tragique, pas téléologique. Camus : « L’homme d’aujourd’hui qui crie sa révolte en sachant que cette révolte a des limites, qui exige la liberté et subit la nécessité, cet homme contradictoire, déchiré, désormais conscient de l’ambiguïté de l’homme et de son histoire, cet homme est l’homme tragique par excellence » (Sur l’avenir de la tragédie, 1955, p.1119).

Ceux qui réussissent en politique ont la conscience aiguë de la réalité – où toute chose a son revers : de Gaulle, Mitterrand, Obama. Tout bien a pour contrepartie un mal, toute liberté une contrainte – il faut naviguer au mieux entre les deux. Lucides, ils n’en ont pas moins pour moteur la volonté et pour guide les conséquences. Ils suivent l’éthique de responsabilité et non l’éthique de conviction. L’inverse du « responsable mais pas coupable » de l’angélique machiavélique qui n’a pour méthode que le mensonge au nom du Bien pour garder son petit pouvoir pour lui tout seul. Quand donc les lucides (le courant Gérard Collomb, Manuel Valls, François Rebsamen pour faire court) va-t-il s’imposer à ce vieux cadavre du socialisme à la française ?

Albert Camus, Œuvres complètes tome 3, Pléiade Gallimard 2008.


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