Magazine Culture

Le cours ordinaire du monde, disent-ils

Par Perce-Neige
Le cours ordinaire du monde, disent-ils

En lisant Les Effondrés, de Mathieu Larnaudie (Ed. Actes Sud), je me suis brusquement souvenu de cette infinie terreur que nous réprimions, Paul et moi, quand nous nous penchions, exagérément, au dessus de la margelle du puits, à Givry. Ce souvenir est curieusement associé au bonheur de traverser rapidement le verger en évitant soigneusement d’être repérés avant d’arpenter la chaume, à la fin de l’été, comme il est aussi associé à toutes sortes de plaisirs dont nous gardions la nostalgie jusqu’au printemps suivant, ou à peu près. Quel rapport, me direz-vous, avec ce texte, magnifique, qui parle d’aujourd’hui, de business et de politique, de débâcle idéologique et tutti quanti ? Aucun, peut-être… Cet extrait, tout de même, qui me comble de bonheur, allez savoir pourquoi : « Quand, au soir de leur deuxième journée d'entretien, tandis qu'au-dessus de la ramure des arbres, déjà, la lumière déclinait et que l'air frais de la montagne commençait de saisir les corps, de piquer les visages, il avait raccompagné l'étudiant italien devant la grille de la propriété où l'attendait le taxi qui devait le reconduire jusqu'à la gare de Genève, il lui avait serré la main en le remerciant de sa visite : un instant, comme hésitant, le jeune homme était alors resté planté face à lui, la lanière de sa sacoche d'ordinateur passée autour de l'épaule, son petit sac de voyage déposé à ses pieds, à la fois souriant et presque gêné, ses yeux chassant vers le sol puis se détournant vers la voiture garée le long du trottoir à travers la vitre, on distinguait dans l'ombre la silhouette du chauffeur qui patientait), comme si au moment de se séparer lui était venue une timidité subite et tardive, ou bien un scrupule que jusque-là, en l'interrogeant, en l'incitant au libre épanchement de ses paroles, il n'avait pas montré. Le boiteux l'avait regardé se tasser sur la banquette arrière et rabattre sur lui la portière ; appuyé sur sa canne, avancé au milieu de la route, il avait vu la berline s'éloigner lentement, avait attendu qu'elle disparaisse après le premier Virage. Sans doute ne pensait-il déjà presque plus (ou bien seulement à la manière d'une péripétie un peu abstraite, de l'une de ces expériences furtives et parallèles, évanescentes, qui semblent se situer pour ainsi dire hors du champ de nos existences et dont la réalité ne nous apparaît plus, rétrospectivement, que comme une hypothèse invérifiable) à leur rencontre ni aux récits recomposés qu'elle avait charriés en lui, lorsque, deux mois plus tard, en ouvrant ses e-mails en plein après-midi, il avait trouvé un message de l'étudiant accompagné d'un lien lui permettant de télécharger l'intégralité des enregistrements de leurs échanges, montés, mis bout à bout: à réécouter l'ensemble, patiemment, pendant les jours qui avaient suivi, à considérer les inflexions, les sursauts, les heurts de sa propre voix, il s'était étonné de la trouver tellement chevrotante, fragile, différente de celle, plus grave et assurée, qu'il avait la sensation d'émettre et qui, dans son souvenir, était la sienne quand, bien des années auparavant, il lui arrivait d'avoir à prendre la parole en public, de prononcer des discours devant tel ou tel des conseils d'administration dont il était membre ou qu'il présidait; il s'était aussi surpris de la simplicité encombrée de ses phrases, de la maladroite naïveté avec laquelle, alors qu'en les énonçant il avait eu le sentiment de rendre - de restituer, de livrer - les choses dans leur complexité, de traduire l'intangible et long cheminement qu'elles avaient eu en lui, les éclats de sa mémoire faisaient irruption, avec une netteté presque coupante, dans le désordre malgré les invitations répétées de l'étudiant à tenter - pour ne rien oublier, disait-il de suivre le plus rigoureusement possible leur déroulement chronologique, depuis l'enfance et ce moment charnière, cardinal, où le gamin qui, avant cela, n'avait guère connu que les cours pavées, les arrière-boutiques et les ateliers du Marais, le luxe entraperçu des grands appartements bourgeois où il accompagnait son père y faire ses livraisons et où les accueillaient, parmi les tentures, les tapis, les odeurs et les craquements des parquets cirés, les commodes de bois chargées de vases en porcelaine projetant vers les moulures des plafonds de hautes gerbes de ("comment appelle-t-on, déjà, ces fleurs à longue tige ?") glaïeuls, de grandes femmes désirables drapées dans des étoffes dont il avait du mal à reconnaître, revêtues par elles, enroulées autour de leurs corps troublants dont émanaient des parfums subtils et la délicate aisance des bonnes manières, qu'elles étaient les mêmes que celles qu'il avait transportées pliées sur son bras, ce gamin qui avait eu l'habitude de jouer sur les trottoirs des ruelles surpeuplées en heurtant les diables des manutentionnaires qui véhiculaient les marchandises, les ballots de tissu, d'un magasin à l'autre et en s'attirant les réprobations gouailleuses des commis et des marchands sur leurs pas de porte, avait dû apprendre à partager l'existence rudimentaire, aride, du vieux couple de montagnards, aidant aux tâches ménagères, participant (il avait dit: "moi qui n'avais jamais vu une vache autrement qu'en image") aux menues besognes du travail agricole, à la vie de l'étable et des pâturages, qui, plus qu'aux activités organisant un quotidien ou aux différents gestes composant un métier, ressemblaient à la répétition de coutumes immuables, immémoriales, de devoirs inconditionnels répondant aux seules nécessités des lois naturelles et, simplement, indispensables à la survie (il avait dit (il s'était écouté dire) : « on rentrait le foin et le bois dans le grenier en passant par-derrière. La maison était construite dans le flanc de la montagne. Comme encastrée. Le terrain était en forte pente, on accédait directement à l'étage en faisant le tour, par la porte de derrière. Pas d'escalier à monter. Un peu comme si la bergerie avait fait corps avec la montagne, un de ces habitats troglodytes des temps préhistoriques. L'hiver, on ne sortait presque pas. On restait près du feu. Il arrivait régulièrement que la porte soit bloquée par la neige. Il fallait alors sortir par la fenêtre et déblayer devant l'entrée quand ça ne tombait plus. On entendait le bruit de la pelle qui cognait contre la porte. Il fallait parfois le faire plusieurs matins de suite. Il y avait une trappe dans le plafond de la grande pièce, avec une échelle pour monter au grenier chercher du bois, quand il faisait trop froid ça évitait d'avoir à sortir et à faire le tour. Le mari se mettait en haut, il nous passait les bûches, moi en bas, perché sur le deuxième barreau, je les attrapais. Je les tendais à la vieille, et elle les entassait par terre, près de la cheminée. Il me disait sans cesse : attention à toi, attention là-dessous, fais gaffe. J'avais l'impression de faire quelque chose de très important »).


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Perce-Neige 102 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines