Quand nous serons heureux, Carole Fives - Éditions du Passage
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 23, mars/avril 2010
Autant dire que je suis entré dans ce texte avec un
peu de prudence : je me défie de ce qui livre un écho trop immédiat au
temps.
Parce que je crains les erreurs de parallaxe, et parce que la chronique
dite sociétale ne m’apparaît
que rarement favorable à la
littérature. C’était compter toutefois sans le talent de Carole Fives,
qui n’a
pas son pareil pour maintenir entre elle-même et la surface des choses,
où elle
glisse très à son aise, une distance à la fois prudente et ironique,
légère
mais très significative, qui permet de désamorcer bien des réserves que
le
genre pourrait susciter – et qu’elle se plaît d’ailleurs à désamorcer
par
anticipation à certains moments du texte. Aussi cette trentaine de
courtes
fictions ne sont-elles pas de simples tranches de vie, mais des petits
objets à
la fois liés et distincts, comme autant de miniatures engendrées des
mythologies de Barthes. Des petits scénarios, bien ficelés, traversés de
personnages directs, spontanés, campés avec l’évidence que confère
l’oralité, à
la fois rustres dans leur spontanéité apparente et très denses dans
leurs
névroses. Sous couvert d’histoires concrètes et réalistes, Carole Fives
visite
la modernité à sa manière, c’est-à-dire en coup de vent, au canif et
d’un trait
vif, avec un humour bien trop ravageur pour ne pas y percevoir une
graine
d’amertume, peut-être de colère. Mine de rien, elle ausculte là tout un
pan de
nos marottes : le déclassement, la réussite sociale, l’infidélité, la
violence conjugale, la chirurgie plastique, la filiation, l’abus sexuel,
l’adolescence, l’argent, le regard des autres, et tant d’autres de ces
petites
choses plus ou moins impensées qui nous font nous mouvoir, ou au
contraire nous
tétanisent dans le magma social. Il y a un vrai ton, c’est fait avec
beaucoup
d’esprit et sans prétention, et il est certain que la concision de ces
figurines participe grandement de la qualité du recueil. Qu’on lira de
préférence d’une traite, afin de laisser s’esquisser au mieux cet
univers
finalement assez glaçant, tant nous pouvons y apparaître pathétiques,
bavards,
égoïstes, impuissants, et en vérité un peu sots. Pour autant, ce n’est
pas
cruel. Carole Fives décortique nos sales petites manies (avec une
légère
prédilection pour la gente masculine), mais elle ne le fait pas sans
tendresse
ni compréhension. Jamais édifiante, toujours narquoise. L’intelligence
des
saillies, la facétie, le sens du rythme et de la composition compensent
ce qui
constitue pour moi le principal défaut de ce livre, à savoir le défaut
de
langue. C’est sans doute le pendant obligé d’un choix esthétique qui
privilégie
l’oralité et le monologue, et du souci bien compris d’entrer dans le
lexique
contemporain, mais l’écho donné à la vulgate crée toutefois une certaine
frustration littéraire. Il n’en demeure pas moins que l’exercice, par sa
trompeuse évidence, était plus périlleux qu’il y paraît, et qu’il est
rondement
mené. D’une certaine manière, je dirai que c’est un livre que je trouve
étrangement bon.