La paresse et l'oubli, David Rochefort - Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 23, mars/avril 2010
Benjamin Ratel est lycéen. Il éprouve donc un type de désœuvrement et de colère somme toute assez classique à cet âge, où surnagent
imparfaitement et concomitamment l’envie d’en finir avec la vie et celle d’en
jouir à chaque instant, le désir de révolution et l’ombre du parenticide, les
questionnements incessants sur ce que l’on est, les doutes sur ce à quoi on
aspire, les raisons mêmes qui poussent à vivre et vous retiennent de quitter la
scène avant l’heure dite. Formes de désespérance qui, sans doute, sont peu ou
prou le lot de l’adolescence, mais qui ne conduisent pas toujours, comme c’est
le cas ici, aux portes des plus sombres déroutes.
De son enfance normande à
Agon-Coutainville, Ratel n’a guère plus qu’un « sentiment
géographique », d’ailleurs à peu près
celui que lui inspirera le monde. Grandir dans ces terres, dans ce temps que
ponctuent les petits arrangements avec la vie auxquels les classes moyennes sont
acculées, considérer mollement l’horizon qui nous attend, ne plus voir autour
de soi que reproductions, éreintements et démissions, ce sont là des tropismes
auxquels il ne peut se résoudre. Donc, tout faire pour fuir. Les élans
révolutionnaires avec les copains, avec fond très sonore et bonne bouteille en
main (abolir le travail, l’argent) ; se projeter dans le Romain Goupil de Mourir
à trente ans ; préparer des coups
d’éclat – échouer. Découvrir le sexe, balbutier dans l’amour ; la musique,
les livres, la politique, « et toutes ces activités au cœur
desquelles il espère oublier un instant qu’il n’aura osé embrasser Johanna que
deux microscopiques fois. » S’oublier,
autant qu’il est possible de le faire, fuir ce monde inhabitable à la première
occasion – « la soirée du nouvel an est extrêmement classique –
compte à rebours, musique, alcool et vomi. » Bref, étayer autant que possible son « désir de
réalité », celle qui ne se rattrape
jamais. Paris, enfin, parce que tout bon roman d’apprentissage porte son
Rastignac. Paris, c’est-à-dire l’émancipation, l’aventure, une explosion de
liberté ; et l’humiliation, pour celui qui y débarque sans crier gare et que
l’on affuble ici du titre de « paysan. » Mais le lycée n’est jamais qu’une parenthèse pour celui qui
aspire d’abord à déborder la culture et à vivre : « la
vraie vie commence à dix-huit heures ».
Seulement voilà. Rien ne vient
apaiser cette rage d’exister, ni cet insurmontable sentiment d’inaptitude au
monde, qui nous laisse coi devant lui, non pas indifférent mais par avance las
de devoir en constater les mouvements, l’agitation, l’ineptie profonde. « L’inconvénient
des événements, c’est qu’on est censé y réagir », et cet inconvénient taraude l’existence jusque dans les pires
moments ; y compris quand le père disparaît, étrangement il est vrai –
quitte, plus tard, à aller s’enquérir de sa curieuse généalogie.
Mais la vie sépare ceux qui
s’aiment, n’est-ce pas, et le groupe de
copains autour de Ratel va se disloquer, comme se disloquent toujours les
amitiés nourries trop tôt à un trop grand fantasme de liberté. L’existence de
Benjamin Ratel n’est plus qu’une longue errance dans les bas-fonds – ceux du
monde, et les siens propres. Errance qui le conduira finalement à Berlin, où
s’échouent presque mécaniquement les jeunes occidentaux en manque de frissons,
et où il « développera pleinement un aspect latent de sa
personnalité : la compulsion ».
Avant de se prendre pour Richard Durn, et que la vie ne reprenne son cours - peut-être.
David Rochefort est pleinement dans son récit. C’est là sa force : son déroulement y est impitoyable, et viscéral. On se prend de sympathie pour ce personnage errant, malmené, violent, inaccessible à lui-même, même s’il faut pour cela esquiver ses travers, ses emportements infantiles, la relative misanthropie vers laquelle le pousse sa mélancolie. A travailler sans cesse cette matière molle du désoeuvrement occidental, La paresse et l’oubli (très beau titre) est donc un roman qui s’inscrit en plein dans la contemporanéité : c’est son intérêt, et sa limite aussi. Car si le récit est porté par un souffle de colère incandescente, le même souffle conduit parfois l’auteur à sortir du roman proprement dit, et à se laisser aller à des digressions, très référencées, où il semble surtout s’agir de faire passer un message ; or, à cela, la trame et l’énergie interne du roman suffisaient amplement. D’autant que, même si je lui reprocherai d’être parfois un peu mécanique, de négliger un peu trop l’espace ou le silence, le style est toujours entraînant, maîtrisé, soucieux du rebond, assis sur un incontestable sens de la formule. J’aurais aimé, donc, que David Rochefort creuse davantage les sillons poétiques dont il esquisse ici ou là le tracé : c’est dans cette matière, j’en suis certain, qu’il pourra, demain, laisser éclater un talent qu’il a d’évidence.